Arabes, Hébreux ou l’étymologie comme trait d’union

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ChroniqueLoin des tracas du monde, le voyage dans l’univers des mots est une source intarissable de découvertes, invitant à la méditation. Qu’est ce qui lie par exemple sur le plan linguistique «‘Arabi» et «‘Ibri», soit les Arabes et les Hébreux?

Le 02/07/2022 à 11h00

Loin des tracas du monde, le voyage dans l’univers des mots est une source intarissable de découvertes, invitant à la méditation.

Qu’est ce qui lie par exemple les mots «‘Arabi» et «‘Ibri», soit Arabes et Hébreux?

Dans ce monde linguistique sémitique, tout part d’une racine, minimaliste à souhait, composée uniquement de consonnes mais offrant un faisceau de significations avec leurs surprenantes dérivations.

Je n’hésite pas à reprendre pour l’occasion ce passage significatif de Jacques Berque pour préciser le tableau: «contrairement aux langues européennes, les mots arabes dérivent le plus souvent, de façon évidente, d’une racine. Maktûb, maktab, maktaba, kâtib, kitâb, par exemple, sont tous construits à partir d’une racine k.t.b., «écrire», alors que le français pour les mêmes objets, a recours à cinq mots sans lien les uns avec les autres: écrit, bureau, bibliothèque, secrétaire, livre. Les mots français sont tous les cinq «arbitraires», les mots arabes soudés, par une transparente logique, à une racine qui seule est arbitraire».

Ce qui est valable pour l’arabe, l’est aussi pour l’hébreu.

Sur le plan linguistique, ‘br comme ‘rb semblent découler d’une métathèse, soit selon la définition, une inversion ou un déplacement d'une lettre dans un mot.

Le radical ‘abar désigne en tous les cas, en arabe et en hébreu, l’action de passer, de traverser.

En araméen (ancêtre des deux langues) Abar-Nahar signifie en ce sens, littéralement «au-delà du fleuve». C’est l’Eber-Nari en akkadien, c’est-à-dire, du point de vue oriental, la région située sur l’autre rive de l'Euphrate, rendue par le terme européen Transeuphratène.

Cette traversée peut être effective, d’une rive à une autre, ou marquant d’une manière plus symbolique un passage du paganisme régnant vers le monothéisme absolu.

Dans cette parenté de sens, ce n’est pas un hasard si la ‘araba définit en arabe un moyen de transport, hier comme aujourd’hui, charrette ou automobile.

Dans ce même ordre d’idées, l’univers traversé, consistant en vastes plaines et rases campagnes est dit en hébreu: ‘arabah, synonyme de désert, à la fois terre d’accueil et de passage qu’on traverse d’oasis en oasis.

Nous sommes là dans l’univers des nomades par excellence.

Dès l’année 583 avant J.-C., les bédouins d’Arabie sont signalés dans une inscription assyrienne où le roi Salmanzar III relate la révolte du prince Gindibou l'Aribi du pays d’Arba.

Par ailleurs, dans un article sur «Les relations entre Arabes, Assyriens et Babyloniens au Ier millénaire av. J.-C», Ali Khedher explique que «les textes assyriens nomment les membres de la tribu "Arubu", "Aribi" ou "Arabi", c'est-à-dire Arabes. La traduction littérale de ces termes signifie "bédouins"».

Ces mêmes nomades d’Arabie sont mentionnés aussi bien dans l’Ancien Testament que dans les écrits grecs et romains, qui décrivent leurs fréquents pillages dans les villes frontalières de l’empire byzantin, tout en vantant leur attachement farouche à la liberté.

Mais les Arabes, pour ne parler que d’eux, comprennent historiquement un ensemble non négligeable de sédentaires, bâtisseurs de cités, avec pour illustration, le peuple sudarabique de Himyar.

C’est bien pour cela que les mots ‘arab et a‘râb, bien que provenant du même univers linguistique, restent différents sur le plan sémantique. Le premier désigne un Arabe; le deuxième, plus spécifiquement un bédouin.

Une interprétation singulière, basée sur une lecture minutieuse de l’emploi de ces deux mots dans le Coran, fournie par Abd-Rahmane Haouach, tend à voir dans le mot ‘arab, une référence aux habitants de la ville et à leur langue, tandis que le mot a‘râb désignerait les populations vivant autour de la Mecque, aboutissant à une équivalence avec les mots latins Urbi et orbi (à la Ville et au Monde).

Terre des nomades, le désert est aussi le monde privilégié des poètes exaltés, confrontés aux exigences des éléments et guidés par la soif d’absolu.

Souvenons-nous des joutes oratoires, des odes épiques et des mu’allaqât de la période préislamique!

Dans cette civilisation marquée par l’oralité, plaçant aux premiers degrés les vertus de l’éloquence, a’raba en devient équivalent de s’exprimer de manière claire; le nom verbal al-i’râb, au-delà du lien à l’arabisation, définit l’analyse grammaticale; ‘ibâra est l’expression; alors que la 'ibra englobe encore la notion de dépassement, cette fois de sens, pour devenir objet de méditation et exemple. 

Maintenant, si l’on devait passer de la linguistique aux généalogies mythiques, il faudrait rappeler que dans toutes ces sociétés patriarcales, la référence au père fondateur est incontournable.

Les historiens anciens avaient l’habitude de diviser les Arabes en trois grandes catégories: les ‘Arab Bâïdah (Arabes disparus) ayant peuplé initialement le pays avant de s’éteindre, les ‘Arab Must’arabah (Arabes arabisés) issus de la lignée d’Ismaël, établis au Hijaz, et les ‘Arab ‘Âribah (Arabes arabisants) dits aussi Béni Qahtane.

Ces derniers, pour citer notamment Yaqût al-Hamawi dans son «Mu‘jam al-Buldân», se rattachent à la figure de celui qui aurait été le premier à employer la langue arabe, nommée ainsi en son honneur: le roi Ya’rub, fils de Qahtân (identifié à Joktan, fils d'Eber).

Or, les Hébreux eux-mêmes sont liés à la figure du patriarche Heber (dit aussi Eber), père de Joktan!

Pour revenir à l’univers linguistique, déjà assez complexe à lui seul, comment conclure sans évoquer le parallélisme établi anciennement par des spécialistes entre les mots «‘arab» et «gharb», soit le couchant.

A ce propos, le soir est dit ereb en hébreu, induisant la couleur noire d’où Erebus en grec, divinité des ténèbres.

Quant aux mots gharb et ‘arab, ils sont transcrits exactement comme un seul mot en langue arabe (عرب), si l’on devait enlever les points diacritiques distinguant les consonnes tel que c’était d’usage dans les écrits anciens.

Et là, cela n’en finit pas d’être passionnant. 

Le mot ereb, employé dans plusieurs langues sémitiques anciennes dont l’akkadien ou assyro-babylonien, laisserait donc leur nom non seulement à l’Arabie mais aussi à l’Europe.

La première mention connue du mot Europe, dans le sens d’Ouest et de Couchant, nous dit Michael Barry dans «L’Europe et son mythe», apparaît au VIIIe siècle avant notre ère, sur l'inscription d'une stèle assyrienne qui distinguait les rivages de cet 'Ereb, le «couchant», de ceux de l'Assou, le «levant». Ces deux termes sémitiques sont donc «à l'origine des deux noms grecs Europe et Asia».

N’est-ce pas Zeus, poursuit la mythologie grecque, si follement épris de la princesse phénicienne Europa, qu’il l’enleva de Tyr en Phénicie dans l’actuel Liban où elle résidait, en direction de l’Occident!

Par Mouna Hachim
Le 02/07/2022 à 11h00