Le salon… Une zone interdite!

Famille Naamane

ChroniqueLors du confinement, je menais une enquête sur les sources d’insatisfaction des familles. Karim m’avait répondu: «Assalouuuune amadame!». D’où l’idée de partager avec vous cette réflexion.

Le 18/09/2020 à 11h01

Le salon est la pièce réservée à la réception d’invités. Il appartient aux éventuels, potentiels et hypothétiques invités, qui peuvent débarquer à l’improviste. On l’appelle bite dyafe, en amazigh bite inebyaoune («pièce des invités»), saloune, assala, elkobba («la coupole») en référence à l’architecture marocaine traditionnelle des mausolées, labhou, bite lakbire («grande pièce»), bite lamfarrèche («pièce meublée»). Dans le rural, il y a al masrya, la pièce surélevée, la mieux exposée au soleil, face à la meilleure vue. Les Sahraouis la nomment masryate addifane ou bite alkhattar («les passants»).

C’est la plus belle pièce de la maison, la plus coûteuse, la plus spacieuse et… Elle est sacrée.

Jadis, les parents avaient leur chambre …Ou pas! Les enfants s’entassaient dans bite laglasse (la salle de séjour), bite nikimi en amazigh. Pour dormir, ils faisaient ras ourajline sur les matelas, alignés tête-bêche, les pieds de l’un effleurant la tête de l’autre. Le confort des chambres individuelles n’existait pas. Tout se partageait et rien n’appartenait à personne. 

Le salon est la pièce d’apparat. Dans l’ancienne architecture, il avait une porte dont la clé pendait dans le lourd trousseau de la maîtresse de maison, accrochée à sa ceinture, telle celle d’un geôlier. Le salon est interdit. Et malheur à ceux qui transgressent cette loi domestique. 

Et aujourd’hui? Hamid, 40 ans: «ma femme devient hystérique dès que je foule le sol du salon. Wah! C’est nous qui l’avons payé, pas les invités». Pourquoi cette attitude?

Le salon est «le visage de l’épouse», le miroir de sa valeur. L’épouse digne doit être une excellente ménagère, évaluée par les invités à partir de son salon. S’il y a un petit chouia de désordre, une toile d’araignée ou une miette de pain, sa réputation est fichue. 

Aujourd’hui, le profil des femmes a changé: elles sont actives, travaillent, ont des responsabilités autrefois masculines… Mais on continue à les évaluer à partir de leur salon. Elles-mêmes cautionnent cette paranoïa. Amal, 36 ans, médecin: «j’ai toujours peur de l’invité surprise qui me taxe de paresseuse, surtout ma belle-famille». La femme doit prouver qu’elle est hadga (travailleuse) et non ma3founa, ma3gaza, makhmouja (une crasseuse, une paresseuse, une souillon -dixit la société marocaine, dans sa grande tendresse envers la gent féminine). Elle craint qu’on lui reproche d’être incapable de concilier le travail et le foyer. Elle est moderne en contribuant au budget conjugal, mais doit se métamorphoser en femme traditionnelle chez elle. Elle doit prouver qu’elle est parfaite partout, une superwoman!

Aujourd’hui, les espaces domestiques sont réduits. Les jeunes parents tiennent à mettre leurs enfants dans une chambre à part. Le salon est parfois sacrifié et sert de salle de séjour. Le fait que les femmes travaillent réduit la fréquence des invités surprise, même si ça reste courant. Ce qui incommode énormément les jeunes couples, surtout les épouses, car ce sont elles qui triment dans la cuisine. Hanaa, 29 ans: «mes parents et mes beaux-parents arrivent à l’improviste. Impossible de protester, ce serait un drame!».

Les maris sont offusqués par l’attitude des épouses: «notre salon? Ma femme en a fait un mausolée! Faut juste embrasser ses murs en passant». Cette pièce, au lieu d’être un espace de plaisir où se réunit la famille, devient une source de pression et de conflit. Une maman: «le salon me met sous tension. J’engueule les enfants, je me dispute avec mon mari».

Un coussin retourné, un jouet sur le tapis, prouvent que c’est une maison où il y a de la vie et non une salle d’exposition. Mais la pression sociale est si forte... Elle conditionne et pousse à vivre non pas dans l’être, mais dans le paraître. Vivre pour soi est difficile. Une maman: «je veux laisser mes enfants libres chez eux, mais les autres matayrahmouche (ils sont impitoyables). Donc je crie tout le temps». Une épouse: «le salon coûte cher. Il ne faut pas l’abimer». Son époux: «A lalla! C’est pour ça qu’il faut en profiter! Si je meurs demain, tu vas m’enterrer avec les meubles du salon?».

Mais ça commence à changer chez les jeunes: «ma femme est d’accord. Nous trimons pour payer le crédit du salon. Laisser les meilleures choses aux invités, c’est les satisfaire à nos dépens». Pour plaire aux autres, des familles vivent dans des caves pour respecter le salon. Même les familles démunies gardent le meilleur pour les invités: coin de la pièce, tapis, couverture, vaisselle… Il y a cette phobie d’être dénigré par l’invité surprise.

Et pour Karim, qui a suggéré l’idée de cette chronique, «la maison est petite. Le salon est interdit par ma femme. Lors du confinement, on était entassé avec nos 3 enfants dans la salle de séjour. Tu mets un pied dans le salon, la gardienne t’étripe. On se disputait pour ça». Kenza, son épouse: «c’est vrai, pas d’invités surprise lors du confinement. Mais c’est mon éducation, je n’y peux rien».

Cette rigueur est une affaire de femmes et non pas d’hommes. L’homme invité ne berguègue (ne fait pas de commérages) pas sur ces détails. Ce sont souvent les femmes qui cherchent une faille, et peuvent ensuite en faire l’écho dans l’entourage. Or les familles se nucléarisent, les épouses n’ont plus d’aide au foyer, le personnel domestique est inaccessible. Les femmes ont de lourdes responsabilités: foyer, enfants, travail… Elles méritent de se libérer de cette pression sociale et d’être évaluées selon des critères propres à leur nouveau profil.

Quant au salon et à notre belle vaisselle, s’il y a une leçon à tirer de la pandémie, c’est que nous devons profiter et jouir, tous les jours, de tout ce que nos moyens, faibles ou élevés, nous permettent d’acquérir. Mon conseil? Allongeons nos jambes dans nos salons en toute sérénité et gratitude, parce que nous le méritons… Parce que nous avons la chance d’en avoir un!

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 18/09/2020 à 11h01

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Félicitations pour votre Article. C'est un sujet qui revient souvent chez nous mais pas pour les mêmes raisons. Au fait, nous on profite et on allonge nos jambes dans notre salon comme vous le dites si bien:) Ma sœur qui vit maintenant au Canada a toujours plaidé pour le fait qu'on mérite le "meilleur" endroit de la maison, la meilleure vaisselle... Elle a raison. La vie est trop courte... Cordialement

Que notre dieu pardonne leurs crimes et leur prophète pardonne les nôtres.

Bonjour Mme. Guessous, J'aurais pu moi-même écrire cet article (mais pas avec votre style bien sûr). Chez ma mère déjà, le salon n'était plus sacré : elle avait compris que le fait que ses enfants profitent du beau salon ensoleillé pour étudier par exemple, était plus important que satisfaire les invités. Chez moi, je réitère la tradition de ma mère. On profite pleinement du salon et de la belle vaisselle. Pour les visiteurs, autant nous accepter comme nous sommes. Et effectivement, le confinement et la pandémie sont une preuve qu'il faut profiter du temps présent, de mettre ses beaux habits pour se faire plaisir, du salon et de la belle vaisselle en tout temps.

Où est la maison marocaine où tout le monde était le bienvenu?Où est l'invité de Dieu à qui on souhaitait la bienvenue en ville ou à la campagne?Maintenant on parle du salon qu'on réservait aux invités dont on ne souhaite plus la venue.Heureusement,il y a encore des Marocains hospitaliers qui sauvegardent l'image qu'a le Maroc dans le monde comme un pays d'accueil et de générosité.Cordialement.

Nous sommes les petits fils de Hatim Taii donc nous devons toujours bien accueillir les invités en leur offrant le gîte,le manger,le sourire,la tendresse et tout ce qu'il faut pour qu'ils partent heureux.En Occident,il y a la chambre d'amis et même la résidence des invités alors que chez nous,on est en train de couper les ponts avec les autres.On veut rester seuls.Où va le monde?

Excellent article. Le rapport entre le reporting et l'explication est parfait. Je vais sortir ma belle vaisselle Christofle ce soir ! Merci

C'est vrai qu'en ville , il y a toujours cette culture du salon bien meublé et propret . En tachelhit on dit "tamssriyte inbguiwne" et pour tout dire , au bled ce qui est primordial pour une bonne maitresse de maison , ce n'est pas le mobilier de la pièce souvent austère , mais plutôt que les trois pots de bienvenue AMLOU- MIEL -OUDI ( beurre fondu) soient pleins à ras bord ! Peu importe où les invités sont accueillis ..

merci pour vos témoignages pertinents et drôles. C'est vrai que j'ai oublié elbitrina ! Quant aux parents, on se demande comment ils pouvaient vivre leur intimité sans être gênés par leur progéniture ! et comme vous dites, sans le confort de l'eau courante. Nos familles ont vécu surtout pour les autres. Les jeunes vivent, aujourd'hui, surtout pour eux. Il faut trouver un bon dosage pour ne pas tomber dans un individualisme aveugle.

Madame Soumaya Vous avez décrit l'enclos familiale marocain mieux que quiconque. Vous avez oublié un détail, dans toutes ces maisons où l'eau courante n'existait pas. La religion musulmane oblige de prendre une douche ou un lavage complet du corps après avoir fait l'amour. Ils se lavaient quand ces Immams ? sachant que la femme est comme les castors un enfant chaque année et son homme est toujours dessus. La question n'est pas que marocaine elle est universelle car les habitants du désert l'eau est comme du YSL

J'ai apprécié votre article sur le SALON .Il fallait ajouter ELPITRINA:meuble encore plus sacré que le salon, présent chez 95 p 100 des familles , surtout les petits budgets.Plus vous montrez de vaisselle ,plus vous êtes valorisés . En ce qui me concerne je profite pleinement de ma vie:salon ,belle vaisselle etc avec ma classe moyenne .

bonjour Mme GUESSOUS, je viens de lire votre sidérant article, et comme à l'accoutumé je vous félicite pour la façon de traiter tous les sujets. hormis le salon, je peux rajouter une toute petite remarque, qui a un lien directe avec la fameuse armoire farcie de toutes sortes de tasses de café, les verres de thé luisants, concomitamment les plats de marque "TAOUS" bien rongés en étages, et toute cette formation dédiée spécialement aux soit disant invités; ce ci dit que les membres de la famille sont privés d'user ce matériel. les mamans et les grands-mères épargnent leurs monnaies pour en acheter et dans l'unique souci de satisfaire leurs invités . c'est aberrant!!! que pensez vous ! à la prochaine.

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