La rentrée littéraire française aura, une fois encore, été très riche, diverse, exaltante. Des romans fabuleux, racontant les destins d’hommes et de femmes venus de tous les horizons. Mais parmi les essais publiés en cette saison, l’un m’a particulièrement intéressée. C’est celui de la romancière et sociologue Kaoutar Harchi, Je n’ai qu’une langue ce n’est pas la mienne, Des écrivains à l’épreuve (Fayard). La chercheuse, qui emprunte là une formule à Jacques Derrida, y allie grande rigueur de la pensée et beauté de la langue pour explorer un sujet encore méconnu et pourtant passionnant: la reconnaissance des écrivains étrangers de langue française. La sociologue part ici d’une idée très forte et que beaucoup se refusent à voir: la création littéraire et sa réception ne sont pas exemptées des conditions de domination à l’œuvre dans la société et sont indissociables de l’idée qu’en France on se fait de la Nation.
Pour cela, elle choisit de revenir sur le parcours de cinq grands écrivains algériens de langue française: Assia Djebbar, Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal. En la lisant, on explore ainsi tout un pan de l’histoire houleuse et passionnelle entre l’ancienne colonie et la métropole. Kaoutar Harchi ne fait pas une analyse littéraire classique mais tourne son regard vers le «hors-texte», pour interroger la façon dont l'institution littéraire française accueille ceux dont le français n’est pas la langue maternelle. Son constat? Celui de la dureté, voire de la violence des cénacles parisiens vis-à-vis de cette catégorie tout à fait particulière d’écrivains.
Car les écrivains étrangers de langue française perturbent la définition nationale de la littérature. Du coup, l'institution ne peut s’empêcher de porter sur eux des jugements extra-littéraires. On interroge leur rapport à la langue et à la nation d’une manière tout à fait différente de la façon dont on le fait pour des écrivains que l’on pourrait grossièrement qualifier de «Français de souche». On aura aussi tendance à pousser cet écrivain à se faire le commentateur de thèmes comme l’identité, le tiraillement entre la terre des origines et la culture française, voire la religion ces dernières années. On assigne parfois à cet écrivain une place tout à fait particulière, moins douce, moins universelle, moins évidemment littéraire aussi.
D’autant que, du fait des aléas de l’histoire, écrire en français n’est pas anodin pour un écrivain algérien, comme d’ailleurs pour tous les peuples colonisés. «L’écrivain algérien possède la langue, tout en étant lui-même possédé par cette langue» écrit Harchi. Kateb Yacine a marqué les esprits en parlant de la langue française comme d’un «butin de guerre». Il utilisait alors le français comme outil de revendication face au colon. Après la publication de Nedjma, son premier roman, Yacine est perçu comme l'héritier du nouveau roman mais l’écrivain ne se reconnaît pas dans ces codes. Au tournant des années 1970, il rompt d’ailleurs tout contact avec le champ littéraire français, cesse d'écrire en français et décide de monter en Algérie, des pièces en arabe dialectal avec des ouvriers.
Kaoutar Harchi montre bien l’évolution chronologique de ces rapports de force, à mesure que la guerre d’indépendance s’éloigne. On passe alors de l’utilisation du français comme outil de révolte à une forme d’assimilation, d’adaptation de l’écrivain algérien à ce que la France entend faire de lui. On le voit très bien dans l’émouvant chapitre que Kaoutar Harchi consacre à l’écrivain Kamel Daoud, sensation littéraire de la rentrée 2014 avec son roman Meursault contre enquête (Actes Sud), arrivé finaliste au Goncourt et lauréat du Goncourt du premier roman. Elle raconte la façon en quelques semaines dont Kamel Daoud va devenir une icône médiatique et littéraire.
Dans ce chapitre, Kaoutar Harchi nous montre ce qu’il en coûte de traverser les frontières de son pays pour atterrir à Paris, place forte de l’édition littéraire. Dans le cas de Daoud, le texte de son roman est modifié, le sens qu’on lui donne est réorienté pour le public français. Pendant la promotion, le romancier est l’objet de critiques injustes et violentes sur son exil et son supposé regard «extérieur» sur l’Algérie. En un mot on le traite de traitre. Je ne peux que vous inciter à lire ces pages qui en disent très long sur les rapports ambigus que la rive sud de la Méditerranée continue d’entretenir avec l’ancienne puissance coloniale. Et on ne peut qu’espérer que Kaoutar Harchi continuera son travail de recherche pour nous éclairer, pourquoi pas, sur les écrivains marocains de langue française?