Vidéo. Enquête. Viandes rouges: les dessous d’une filière en pleine transformation

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Le 07/01/2020 à 11h13

VidéoAmorcée en 2009, dans le cadre du Plan Maroc Vert, la transformation de la filière des viandes rouges prend un nouveau tournant avec la fermeture, désormais actée, des abattoirs de type «tuerie». Une décision qui divise une profession en pleine mutation. Les explications.

Dans la province de Nouaceur, non loin de Casablanca, les tueries des souks des communes de Bouskoura et de Ouled Jerrar sont désormais fermées. Contactées par le360, les autorités locales, qui ont décidé de la fermeture de ces établissements, ont choisi le silence et ont fait l’impasse sur cette sollicitation.

Le fait est là: les fermetures, en nombre dans le royaume, des tueries dans les souks hebdomadaires, posent un épineux problème d’ordre social.

«Il existe 50 tueries de ce type dans la région de Casablanca-Settat, chacune emploie, en moyenne, 100 personnes. Ça fait un total de 5.000 personnes au chômage, où vont aller ces gens-là? Comment vont-ils nourrir leur famille?», s’interroge Ahmed Taha Chiheb, secrétaire général de l’union des commerçants des viandes rouges.

Lors du tournage, pour ce reportage, dans la tuerie du souk hebdomadaire de Mediouna, qui a fermé ses portes au mois de novembre 2019, une femme raconte, devant le360, que les bouchers qui travaillaient là se sont, depuis, retrouvés dans une situation très précaire. Certains, s’est-elle indignée, se sont mêmes mis à vendre des cigarettes au détail pour pouvoir continuer à nourrir leur famille.

Depuis deux ans, entre 2018 et 2019, constatant plusieurs manquements aux normes d’hygiènes sur les lieux d’abattages, l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA) a procédé à une vaste opération de contrôle et d’audit de l’ensemble des abattoirs du royaume.

Le but de cette opération étant que la viande rouge, livrée aux consommateurs, puisse désormais répondre aux normes d’hygiène requises, et surtout, soit propre à la consommation.

Sur les 900 lieux d’abattages visités, entre abattoirs et tueries, tant publics que privés, seul 8 ont été homologués.

C’est bien peu, quand on sait que selon les dernières estimations du ministère de l’Agriculture, en 2018, la production nationale de viandes rouges a atteint 603.000 tonnes et génère un chiffre d’affaire de 30 milliards de dirhams.

Avec une consommation moyenne de 17.3 kg par habitant, cette filière couvre en effet aujourd’hui 98% des besoins de la population au Maroc.

Menés par les équipes de l’ONSSA, ces audits se sont basés, pour livrer leurs conclusions, sur des critères aussi élémentaires que l’accès à l’eau et à l’électricité, le raccordement au tout-à-l'égout, mais aussi sur des critères plus techniques, tels que la présence de chambres froides, de vestiaires pour les employés, d’incinérateur...

Ainsi, les lieux d’abattages du Maroc ont été classés en trois catégories: les établissements autorisés, les établissements ayant besoin d’une mise à niveau et ceux qui doivent cesser leur activité.

Toutefois, cette opération d’envergure de l’ONSSA, pour ponctuelle et spectaculaire qu’elle a été, répond en fait à une stratégie nationale: celle de la transformation de la filière des viandes rouges, en vue de sa professionnalisation et de son adaptation aux normes sanitaires en vigueur. Cette stratégie avait déjà débuté voici dix ans, en 2009, et s’inscrit dans le cadre du Plan Maroc Vert, initié par le ministère de l’Agriculture, à travers deux contrats-programmes entre le gouvernement et la profession.

Le premier, initié sur la période 2009-2014, a permis d’atteindre un objectif de 490.000 tonnes de production, selon les normes requises, de viandes rouges, tandis que le second, couvrant la période 2014-2020 a pour objectif d’atteindre une production, selon ces mêmes normes, de 612.000 tonnes de viandes rouges.

Aussi, en 2012, un programme de mise à niveau des abattoirs a été mis en place par le ministère de l’Agriculture, en partenariat avec le ministère de l’Intérieur et l’ONSSA.

Au cœur de ce programme, une feuille de route regroupant l’ensemble des actions à mener, et la rédaction d’un cahier des charges concernant les normes à mettre en place dans l’ensemble des abattoirs de viandes rouges.

«Sur la base de ces audits, l’ONSSA a fait part de ses conclusions aux autorités locales, les communes, dont relèvent les lieux d’abattages, ainsi que ses recommandations sur les modifications à apporter pour la mise aux normes, avec des délais allant de 6 mois à un an. Sans cela, l’ONSSA interromprait ses contrôles vétérinaires dans ces lieux», explique à ce sujet Abdellah Assouel, directeur régional de l’ONSSA pour la Région Casablanca-Settat.

Toutefois, alors même que les autorités locales avaient été prévenues, bien à l’avance, par l’ONSSA, de l’arrêt des contrôles vétérinaires sur les lieux d’abattage si une mise aux normes, ou du moins une mise à niveau, n’était pas réalisée, plusieurs questions restent toujours à l'heure actuelle en suspens: pourquoi ces autorités locales n’ont-elles pas réagi, et ont décidé de fermer ces lieux sans prendre en considération la situation sociale de ces travailleurs? Pourquoi n’y a-t-il eu aucun programme de formation ou de reconversion professionnelle pour ces personnes? Pourquoi ne pas avoir développé des unités de transformation des viandes rouges, un secteur dans lequel la filière accuse un retard certain?

A Casablanca, Hicham Jouabri, secrétaire régional des grossistes de viandes rouges, se dit, de son côté, satisfait de la décision de fermeture de ces abattoirs, dont les normes d’hygiène ont été jugées insuffisantes par les équipes de l’ONSSA: «désormais les viandes vendues seront identifiées, issues d’abattoirs homologués et aux normes. On invite l’ensemble des professionnels à venir se fournir dans l’abattoir homologué de Casablanca qui a une capacité de production suffisante pour alimenter l’ensemble de la Région Casablanca-Settat».

Mais du côté des bouchers détaillants, tout particulièrement dans les souks hebdomadaires, ceux-ci sont sceptiques sur le fait de se fournir auprès de ces abattoirs homologués par l’ONSSA. En cause, une action qui fait partie du processus d’abattage des viandes rouges, selon les normes en vigueur: il s’agit du «ressuyage», un processus qui permet, par une action thermique, de faire passer la viande de 37-38 degrés Celsius à 7 degrés Celsius, et donc de tuer les germes qu’elle aurait pu contenir.

En effet, ces bouchers, qui vendent leur viande dans les zones rurales, sur les étals à l'air libre des souks hebdomadaires, affirment manquer de temps, à cause de leurs longs délais de livraison. Ils veulent donc absolument récupérer les carcasses dont ils ont fait l’acquisition au plus vite, comme ils ont toujours eu pour habitude de le faire dans les tueries désormais fermées.

Houda Chichaoui, directrice du grand abattoir de Casablanca, qui a été entièrement remis aux normes, se veut rassurante: «nous avons réduit le temps de l’opération de ressuyage au minimum autorisé, à savoir 3 heures, pour nous adapter aux bouchers qui exercent dans les souks hebdomadaires». 

Malgré la réduction du temps requis pour le processus d'abattage, cette opération ne convient pas aux zones périphériques, et, de plus, ces bouchers qui vendent leur viande dans des souks font encourir un autre risque sanitaire à leurs clients. En effet, Ahmed Taha Chiheb, secrétaire général de l’Union des commerçants des viandes rouges, soulève un autre problème sanitaire que peut engendrer l’opération du ressuyage: «quand la viande passe au ressuyage, elle est à 7 degrés, elle est ensuite transportée dans un camion réfrigéré a 7 degrés, mais si on la pose sur les stands, dans les souks, en plein air, à température ambiante, le choc de la différence de température va rendre cette viande impropre à la consommation».

Au Maroc, la filière des viandes rouges est aujourd’hui en pleine mutation, entre certains bouchers qui entendent rester campés sur leur pratique artisanale, transmise par leurs parents, voire leurs grands-parents, et la réalité d’un autre Maroc, soucieux de développement et de respect des conditions hygiéniques et de la santé des consommateurs. Avec une société de consommation en pleine croissance, l’industrialisation des processus agroalimentaires est inévitable. Mais encore faut-il qu’elle accompagne l’habilitation de ceux qui ont pris des habitudes qui appartiennent au passé et qu’elle ne leur donne pas l’impression qu’ils sont les grands perdants de la mise à niveau de cette filière. C’est là aussi le défi de la modernisation d’un secteur déterminant pour la santé des consommateurs.

Par Mehdi Heurteloup
Le 07/01/2020 à 11h13