Après s’être vu administrer le 19 septembre dernier une injection intra-oculaire de Bévacizumab (Avastin), seize patients souffrant de rétinopathie avec une déficience visuelle et traités à la clinique d’ophtalmologie de l’hôpital 20 Août à Casablanca ont souffert de douleurs oculaires, de rougeurs et de baisses de la vision allant jusqu’à la cécité.
Un incident majeur qui a déclenché une énorme polémique, l’hospitalisation en urgence et le traitement de ces personnes, ainsi que l’ouverture d’une enquête par la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ) suite aux plaintes des patients et de leurs familles.
Liée plus précisément à l’injection utilisée pour traiter ces personnes souffrant toutes de diabète et aux procédures appliquées lors de l’administration de ce médicament par les médecins du centre hospitalier, cette enquête n’a pas encore livré ses conclusions officielles, mais déjà, l’administration de l’Avastin est pointée du doigt par certains.
L’usage de l’Avastin au cœur d’un débat et d’un faux procès
En effet, bien que la Société marocaine d’ophtalmologie (SMO) rappelle dans un courrier, adressé au ministère de la Santé le 9 octobre, que cet incident déplorable «n’est nullement en rapport avec le produit mais avec une complication infectieuse (endophtalmie), qui est une complication très rare et redoutée par les ophtalmologistes du monde entier», l’usage même de l’Avastin dans le traitement des seize patients se retrouve au cœur d’une polémique qui, de l’avis de la profession, n’a pas lieu d’être.
Et pour cause, l’Avastin, dans l’usage qui en est fait pour le traitement de rétinopathies (au Maroc mais aussi dans le monde), ne dispose pas d’autorisation de mise sur le marché (AMM) mais dispose bien d’une AMM dans le traitement de cancers colorectaux délivrée par le ministère de la Santé. Ce médicament est donc légal et autorisé à la vente, mais son principe actif, le bévacizumab, est utilisé hors AMM dans la prise en charge de certaines rétinopathies. Comment cela est-il possible?
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L’usage qui en est fait ne date pas d’hier et ne se limite pas au Maroc. Pointée du doigt, l’administration de l’hôpital 20 Août a défendu l’usage fait de ce médicament en rappelant tout d’abord que «cette injection est utilisée depuis plusieurs années dans la prise en charge de certaines affections oculaires, en particulier chez les patients atteints de complications de maladies chroniques tel que le diabète». Et de juger que «l’administration de l’Avastin représente une avancée majeure dans le traitement des rétinopathies», en s’appuyant par ailleurs sur le fait qu’«elle est utilisée dans tous les centres d’ophtalmologie à travers le monde pour ralentir la détérioration de la vision chez les patients».
Même son de cloche du côté de la SMO, où, dans un communiqué de presse, on défend non seulement le fait que «l’Avastin n’est pas un médicament illégal», mais aussi que «depuis 15 ans, ce produit a révolutionné la prise en charge de nombreuses pathologies rétiniennes qui n’avaient jusque-là aucun traitement efficace». Et d’argumenter en faveur de ce médicament en se basant sur son utilisation à large échelle dans le monde «avec une force bibliographique indéniable», comptabilisant «plus de 4.500 publications scientifiques dans des revues médicales avec comité de lecture».
Pour l’heure, si la SMO affirme que la perte de vision des patients est due à une endophtalmie, il n’en demeure pas moins que «son origine reste à déterminer», poursuit-on, appelant à ce que celle-ci soit déterminée «loin des polémiques, des fausses informations et du sensationnalisme».
Contacté par Le360, un ophtalmologue de Casablanca qui a souhaité garder l’anonymat abonde dans le même sens et nous explique en détail les conditions d’utilisation de ce produit utilisé dans le traitement de la dégénérescence maculaire. «Ce n’est pas un produit préparé. C’est au médecin de tirer la quantité nécessaire du flacon et de l’injecter dans l’œil. L’injection dans l’œil n’est pas un acte anodin et se fait au bloc opératoire ou dans une salle dédiée aux injections, mais nullement dans un cabinet ou dans une salle pas désinfectée. On se prépare donc comme pour une opération chirurgicale, mais comme pour tout acte opératoire il y a des risques infectieux, qui sont très rares, de l’ordre de 0,02%, mais il y en a», explique ainsi cet ophtalmologue qui, hier encore, a pratiqué des injections d’Avastin sur des patients dans la clinique où il pratique.
«Ce n’est pas le produit qui est responsable de cet incident», soutient-il, invitant à attendre les conclusions de l’enquête en cours, qui doit parvenir à déterminer, chose ardue, quel est le maillon de la chaîne dans l’administration de l’injection qui a présenté une défaillance et causé une infection.
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Mais face à la médiatisation de l’affaire, la panique a gagné les patients traités avec ce même produit et les ophtalmologues ont dû rassurer leurs patients, explique ce praticien. «Beaucoup de patients que je traite avec ce médicament pour les mêmes pathologies m’ont contacté pour savoir s’il y avait des risques et je les ai tous rassurés quant à l’usage de ce produit.»
Les ophtalmologues face à un cas de conscience qui mène à une impasse
Pourquoi l’usage de ce médicament est-il défendu avec autant de véhémence par la SMO? N’existe-il pas d’autres médicaments de ce type au Maroc, à même de traiter ces pathologies rétiniennes, et disposant d’une AMM pour cet usage?
La réponse à cette question, nous la trouvons tout d’abord dans le courrier daté du 9 octobre adressé par la SMO au ministre de la Santé et de la protection sociale, Khalid Aït Taleb.
«Les ophtalmologistes marocains se demandent s’ils peuvent continuer à injecter sereinement le Bévacizumab (Avastin)», interroge ainsi la SMO dans une question qui peut à première vue surprendre, un lien de cause à effet ayant été bien (trop) vite établi par l’opinion publique et certains médias entre la perte de vision des patients et l’usage de ce médicament, mais qui témoigne en fait de l’impasse dans laquelle se trouve la profession.
En réponse à cette interrogation qui soulève en fait plusieurs problématiques, la SMO adopte la même position que la direction de l’hôpital 20 Août, en rappelant au ministre de la Santé que «le bevacizumab est un anti VEGF (ndlr: acteur de croissance de l’endothélium vasculaire pour Vascular Endothelial Growth Factor ou VEGF) administré par voie intravitréenne dans de nombreuses pathologies vitréo-rétiniennes dont les principales sont l’œdème maculaire diabétique, la dégénérescence maculaire liée à l’âge compliquée de néovaisseaux choroïdiens, et les occlusions veineuses rétiniennes». Autrement dit, des pathologies loin d’être anodines au Maroc puisqu’elles représentent «plusieurs dizaines de milliers» de cas par an nécessitant une injection de ce type, poursuit-on dans le communiqué.
La prise de position de la SMO répond en fait à une problématique sociale et pécuniaire, car au Maroc, poursuit-on, «la grande majorité de nos patients sont injectés par le Bevacizumab (Avastin) pour des raisons économiques». En effet, alors que le traitement par anti-VEGF nécessite une moyenne de six injections par an et par œil pendant plusieurs années, il s’avère que «le bevacizumab est 40 fois moins cher que les autres anti VEGF qui ont l’AMM (autorisation de mise en vente sur le marché) au Maroc».
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Ces autres anti-VEGF dont il est ici question font en fait référence à un produit précisément, le Ranibizumab (Lucentis), qui, lui, dispose d’une AMM en bonne et due forme et s’avère tout aussi efficace que l’Avastin, explique la SMO dans son communiqué.
De 8.000 dirhams à 300 dirhams l’injection, un écart de prix intolérable
Pourquoi alors ne pas faire usage du produit disposant d’une AMM? Parce que s’il dispose des mêmes propriétés que l’Avastin, le Lucentis affiche «un coût 30 fois supérieur» et se vend au prix de 8.000 dirhams un flacon utilisable en une seule injection contre 3.000 dirhams pour le flacon d’Avastin qui peut être réparti en plusieurs injections et traiter une dizaine de patients, avec un coût par personne équivalant ainsi à 300 dirhams.
Mais à ce coût déjà très onéreux, il faut encore ajouter le prix de l’acte médical et les frais de clinique, explique pour Le360 l’ophtalmologue, car «après injection d’une dose de Lucentis, la facture s’élève à environ 11.000 dirhams pour la patient». Les mêmes frais se répercutent aussi pour les injections de l’Avastin, et si une dose prélevée d’un flacon à 3.000 dirhams s’élève à 300 dirhams par injection, le coût total de l’acte s’élève pour l’injection de cet autre produit à 2.500 dirhams, voire 3.000 dirhams, poursuit le praticien, en tenant compte des mêmes charges.
Mais la facture est loin d’être complète, car le traitement de ce type de pathologies nécessite jusqu’à six injections par œil et par an administrées dans le cadre d’un traitement de deux ans. Or dans le cas des personnes diabétiques, les deux yeux sont généralement atteints par cette pathologie maculaire qui représente la deuxième cause de cécité au Maroc. «Imaginer que l’on puisse administrer un produit qui coûte 11.000 dirhams à chaque injection est utopique. Ce n’est pas possible au Maroc» déplore l’ophtalmologue. D’ailleurs, même en étant traités avec l’Avastin, poursuit-il, «les patients ne finissent pas le protocole. Ils font les 3 premières injections puis disparaissent, car pour traiter deux yeux, dans le cas surtout des personnes diabétiques, ils doivent débourser au bas mot 5.000 dirhams par mois, sans compter les radios de contrôle.»
Le traitement de la 2ème cause de cécité au Maroc n’est pas remboursé
Quid du remboursement des frais médicaux par l’AMO? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, bien que disposant d’une AMM, «ces médicaments coûteux ne sont pas pris en charge par les organismes de couverture sociale dans notre pays», dénonce la SMO dans son courrier au ministre de la Santé.
«C’est bien là tout le problème», abonde l’ophtalmologue, car «l’AMO ne prend pas en charge ces deux médicaments». Et de soulever une interrogation qui attend des réponses de manière pressante: «Pourquoi les produits traitants une maladie aussi fréquente dans notre pays, où elle représente la 2ème cause de cécité après le diabète, ne sont pas remboursés?» La question est d’autant plus importante que ce non-remboursement s’applique aussi bien à l’Avastin, qui ne dispose pas d’AMM, qu’au Lucentis, qui lui en dispose. «Parce que cela coûterait trop cher», nous souffle le professionnel.
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Face à ce flou qui entoure l’utilisation de l’Avastin, les patients peuvent tout de même compter sur un très léger remboursement équivalent à 600 dirhams (pour une facture de 3.000 dirhams), car celui-ci concerne «le geste de l’injection oculaire», détaille l’ophtalmologue consulté par Le360.
C’est précisément cet énorme écart de prix qui explique la position adoptée par les ophtalmologues marocains. «On peut aisément concevoir qu’un traitement aussi coûteux est impossible pour l’écrasante majorité de nos concitoyens», expliquent-ils dans leur communiqué. Et de dévoiler le choix cornélien auquel la profession est en fait confrontée, et qui ne consiste pas à choisir entre Avastin ou Lucentis mais «entre Avastin et ne pas traiter le malade…», ce qui implique, poursuit-on avec fatalité, «la perte de la vue pour des dizaines de milliers de patients tous les ans».
«Certains de mes collègues ont décidé de ne plus administrer d’Avastin de peur qu’un patient ne porte plainte contre eux pour utilisation d’un produit sans AMM. Pas question pour eux de prendre ce risque après tant d’années d’études et de sacrifices», déplore ainsi l’ophtalmologue casablancais, qui souligne le cynisme de cette situation en expliquant que si ce produit disposait d’une AMM, comme le Lucentis, «jamais il n’aurait été mis en cause en cas d’infection».
Cette décision radicale s’avère très compréhensible et révèle la posture très délicate dans laquelle se retrouve la profession, tiraillée entre des patients qui manquent de ressources financières et un ministère de tutelle «qui fait la sourde oreille».
Les plus démunis, encore et toujours les victimes
Dans l’utilisation contrainte du seul médicament disposant d’une AMM, la profession voit «une grave atteinte à l’équité vis-à-vis de l’accès de l’ensemble de la population aux soins», car au vu du nombre d’injections à pratiquer par œil chaque année, et du coût très onéreux d’un traitement non remboursé, «seuls les patients aisés financièrement pourront accéder à ces traitements indispensables et complètement inabordables pour le reste de la population, y compris les classes moyennes».
Autant de raisons pour lesquelles le bureau de la SMO demande instamment au ministre de la Santé «l’autorisation dérogatoire d’utiliser le bevacizumab en intra-vitréen en attendant une baisse significative des prix des produits similaires qui ont déjà l’autorisation de vos services». Et d’alerter sur les «conséquences dramatiques sur la santé visuelle de dizaines de milliers de patients» si un éventuel arrêt de l’utilisation de l’Avastin était ordonné.
«Le moment est venu pour nous d’obtenir une autorisation délivrée par le ministère de la Santé pour l’usage de l’Avastin afin que nous soyons protégés ou, dans le cas contraire, de voir le Lucentis être pris en charge par les organismes de couverture sociale», conclut l’ophtalmologue, qui au même titre que ses collègues, se trouve dans une impasse.