Pendant que le Titanic coule, l’orchestre joue. Les glaciers fondent, le niveau des océans monte, les espèces disparaissent, mais la télé-réalité (qui est l’exact opposé de la vraie réalité) bat des records d’audience. Les abeilles disparaissent, les ressources naturelles s’épuisent, les sols deviennent arides -mais Ronaldo achète un bolide (et nous l’envions…), nous renouvelons notre garde-robe tous les six mois et les fast-food se multiplient.
Un jour, la presse parle du réchauffement climatique en termes apocalyptiques; le lendemain, elle annonce que Boeing et Airbus vont vendre vingt mille avions de plus dans les années qui viennent. Le ton est gaillard: la croissance, c’est bon, coco!
Non, coco, ce n’est pas bon.
Ne sommes-nous pas capables de voir le lien entre la série de mauvaises nouvelles et la série qui détaille leurs causes? Sommes-nous collectivement stupides?
Oui. C’est incontestable, nous le sommes. Mais pourquoi?
«Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles», écrivait Paul Valéry et il évoquait plus loin «Élam, Ninive, Babylone…» Il aurait pu ajouter Akkad à la série. C’est par les Akkadiens qu’il faut commencer pour comprendre le problème. Après un fort accroissement démographique, il y a plus de quatre mille ans, les Akkadiens se heurtèrent aux limites physiologiques de la culture du blé. La terre, épuisée, se tarit. L’Empire disparut. La civilisation s’éteignit comme une population de bactéries dans un tube à essai: les bactéries dévorent toute la nourriture, se multiplient puis meurent quand il n’y a plus rien à manger. Même chose pour l’acarien Typhlodromus pyri. Un acarien ne se pose pas de questions: s’il peut manger, il le fait. L’avenir? Il n’y réfléchit pas. Il ne sait pas ce que c’est. Il n’a pas de cerveau.
Mais quel est le rapport avec nous, qui avons un cerveau? Nous sommes quand même plus avisés que les Akkadiens?… Au moins plus que les acariens?
Non, en fait.
Pourquoi? C’est là qu’il faut s’intéresser à cette arme fatale qu’est le cerveau humain. C’est une bombe à retardement, ou à fragmentation. Cette ‘merveille’ est hélas construite sur un principe pervers. Le cortex, siège de l’inventivité, de l’imagination, de tout ce qui nous fait Homme et non raton-laveur, est le fruit d’une évolution récente. Mais il doit cohabiter avec ce qu’il y a de plus primaire en nous: le striatum (ou ‘corps strié’). Nous avons le même striatum que les souris ou les lémuriens et il n’a que cinq motivations ou objectifs: manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, glaner de l’information (pour mieux atteindre les trois premiers objectifs) et faire tout cela avec le minimum d’effort.
Et voilà le défaut de câblage de l’homme, le problème fondamental: son superbe cortex est au service de son très primitif striatum. Quoi qu’il puisse inventer, c’est le striatum qui s’en servira.
(Je me souviens avoir écrit, il y a quelques années, dans ces colonnes, un billet sur un citoyen de Bahrain qui, dès qu’il fit l’acquisition de son premier smartphone, s’en servit pour répudier sa femme par SMS. En d’autres termes, le cortex de milliers de scientifiques du monde entier avait inventé cet objet extraordinaire qu’est le smartphone; le striatum du Bahraini s’en servit illico pour se débarrasser de sa rombière et aller ainsi à la recherche d’une nouvelle partenaire sexuelle…)
Nous sommes donc les esclaves du striatum. Il exerce son pouvoir sur l’ensemble de nos actes. Comment? Par la dopamine. Sur ce point, nous ne sommes pas différents d’un poisson: lorsqu’il trouve une proie et s’en nourrit, son striatum libère de la dopamine, la ‘molécule du bonheur’, ce qui renforce les circuits de commande neuronaux qui ont mené à bien l’opération. C’est un apprentissage, en fait -un apprentissage agréable. Apparus sur terre plusieurs centaines de millions d’années après la lamproie, nous ne fonctionnons pas autrement. Nous pouvons même provoquer directement l’émission de la molécule du bonheur: en consommant de la cocaïne. (Je ne vous le recommande pas.)
Obsédé, le ‘corps strié’? Bien sûr. Il ne pouvait pas en être autrement: la sélection naturelle n’a conservé que des individus dotés de striatums fonctionnant de cette manière, qui leur intimaient ces commandements: a) mange autant que tu peux b) copule autant que tu peux c) sois plus important que les autres d) accumule autant d’informations sur le monde que tu pourras -pour mieux le dominer.
On retrouve ici les trois formes de libido distinguées par Saint Augustin il y a quinze siècles: la libido sciendi (le désir de savoir, la curiosité), la libido sentiendi (le désir sensuel, charnel) et la libido dominandi (la volonté de pouvoir); et on se souvient qu’Aristote disait, il y a plus de deux mille ans, que le désir d’apprendre, comme le désir tout court, était naturel. La science contemporaine a confirmé ces intuitions. Mais à la différence d’Aristote, cet apôtre de la modération et du juste milieu, notre striatum ajoute (et c’est là le drame!): «Et fais cela plus que les autres, car sinon ce sont tes gènes qui seront submergés par ceux de tes concurrents. En conséquence, ne te modère surtout pas, ne te limite pour rien au monde».
Oui, c’est là le nœud du problème, c’est ce qui explique l’impasse dans laquelle l’espèce humaine se trouve. Nous maîtrisons toujours plus de technologies pour assouvir nos besoins, mais nous sommes incapables de nous modérer dans l’application de ces technologies. ‘Toujours plus !’, en somme -et c’est le striatum qui nous l’impose.
Seul dans le règne animal, nous disposons d’un cortex, et il sert à quoi? Formidablement inventif, il a imaginé la Révolution industrielle, l’agriculture intensive, la biotechnologie (qui ne cesse ‘d’améliorer’ les races porcines, bovines et gallinacées -le premier poulet sans plumes est apparu en 2002), l’Intelligence Artificielle; et ces créations du cortex conjuguent leurs efforts pour satisfaire la boulimie du striatum -en vain, d’ailleurs: il est insatiable: les structures profondes de notre cerveau ne possèdent pas de fonction STOP.
Pas de fonction STOP: c’est ça, la tragédie humaine, c’est ça, qui est en train de f… en l’air la planète.
‘Maîtres et possesseurs de la nature’, comme le voulait Descartes, nous consommons 300 milliards de kilos de viande chaque année et le chiffre ne cesse d’augmenter. Et le pire, c’est que nous n’avons même pas besoin de cette surabondance: nous sommes en surproduction, en surconsommation, en surpoids. On meurt plus sur Terre de suralimentation que de dénutrition.
Mais il y a autre chose. Parmi les objectifs du striatum se trouve le pouvoir (la libido dominandi), qui se traduit dans une société ‘évoluée’ par la recherche d’un statut social supérieur. Au cours de mes études d’économie, Thorstein Veblen m’avait particulièrement intéressé. Veblen avait étudié, il y a plus d’un siècle, les motivations des consommateurs aux États-Unis dans son classique The Theory of the Leisure Class (1899). Un individu ou une famille de la bourgeoisie (qu’il nommait la classe de loisir) étant à l’abri du besoin, leur principale motivation devient le désir d’émuler et, si possible, de dépasser le voisin ou la famille voisine. La consommation devient ‘ostentatoire’ (on retrouvera cette idée chez Bourdieu, Baudrillard, Mason et d’autres) et elle conduit au gaspillage. Il s’agit de thèmes connus, mais qui prennent avec les nouvelles découvertes une dimension scientifique puisque leur soubassement physiologique est dévoilé.
En 2002, des chercheurs de l’université d’Ulm ont montré que la simple vue de voitures de sport excitait le striatum des hommes. L’envie de statut social se manifeste par l’acquisition de signes extérieurs artificiels, comme de belles chaussures italiennes, des bolides, le dernier iPhone, le fait de dîner dans les meilleurs restaurants. Un teint hâlé acquis sous de lointaines latitudes, au cœur de l’hiver, ce n’est pas mal, non plus: cinq mille tonnes de crème solaire sont absorbées chaque année par le corail et le détruisent lentement. Notre ambition sociale a un coût.
Le discours publicitaire, dès son invention, s’appuya sur ce mécanisme. Votre voisin possède telle voiture? Vous pouvez faire mieux. Dans les années 20, Charles Kettering, un des patrons de la General Motors, déclarait: «La clé de la prospérité économique, c’est la création d’une insatisfaction organisée (sic).» Il s’agit donc de créer des besoins -«Vous devez avoir ce machin, votre voisin en a un!»- pour ensuite les satisfaire.
Bref, tout cela est un peu désespérant. Que pouvons-nous faire?
On ne peut pas amputer chaque être humain de son striatum; mais la première chose à faire est de nous rendre compte du problème. Nous sommes les esclaves de notre striatum. Essayons de secouer son joug. Comment? En dirigeant nos envies vers des biens immatériels, qui ne provoquent pas de dégâts ni en nous ni dans notre environnement: l’art, la poésie, la lecture, la pratique du chant et de la musique, le sport, etc. Et ce sont surtout les enfants qui doivent être éduqués dans cette voie.
Les cours de musique, de chant, de poésie, d’initiation à l’art sont parfois vus comme un luxe à l’école, réservés aux diverses ‘Missions’ ou aux écoles privées d’élite. C’est tout le contraire: ils sont d’une nécessité vitale: échapper à la dictature du striatum est la seule chance de sauvegarde de la planète et de survie de l’espèce humaine. Rien que ça!
Message transmis aux responsables de l’Éducation nationale…