Oueds en crue, barrages légèrement regonflés, sols reverdis après des mois de déficit hydrique... Ces images ont fait le tour des réseaux sociaux. Pour beaucoup, ces pluies récentes seraient le signe de la fin de la sécheresse. Pourtant, pour Mohamed Jalil, expert en ressources en eau et en changement climatique, cette lecture est trompeuse.
«Non, ce n’est pas un point de rupture avec les années de sécheresse», affirme-t-il sans détour. Si les précipitations récentes ont eu un effet positif indéniable, elles ne sauraient effacer une crise hydrique structurelle qui dure depuis plus d’une décennie. «On parle de sept années consécutives de sécheresse aiguë, mais en réalité, le déficit hydrique s’est installé depuis près de douze ans», explique-t-il.
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Pour autant, l’impact psychologique de ces pluies est réel. Il est même fondamental. «Cela fait presque une génération entière d’enfants qui n’avaient jamais vu une telle pluviométrie. Sur le plan symbolique, c’est très fort. Cela redonne de l’espoir et rompt avec un sentiment d’abandon hydrique», dit-il.
Un soulagement psychologique, social et économique
Cet effet psychologique dépasse largement la seule question météorologique. Dans les campagnes, où l’agriculture reste un pilier économique et social, la pluie agit comme un signal de survie. «Beaucoup d’agriculteurs avaient commencé à abandonner leurs terres, à les vendre à vil prix, parfois par désespoir. La raréfaction de l’eau avait rendu l’activité agricole quasi impossible dans certaines régions», signale notre interlocuteur.
Les récentes pluies ont relancé la saison agricole dans la région Fès-Meknès (Y.Jaoual/Le360.). le360
L’espoir renaît donc, non seulement pour les exploitants agricoles, mais pour l’ensemble de l’économie nationale. L’agriculture représente entre 13 à 15% du PIB et constitue l’un des premiers pourvoyeurs d’emplois, notamment en milieu rural. «Quand il n’y a pas d’eau, c’est toute l’économie qui se crispe. On l’a vu dans les années passées: baisse de l’investissement, attentisme généralisé et climat anxiogène», se remémore-t-il.
Ce climat d’anxiété collective, rappelle l’expert, avait déjà été observé lors des grandes sécheresses passées. «À l’époque du gouvernement Youssoufi, l’absence de pluie pesait lourdement sur les décisions économiques. Aujourd’hui, même si la situation est encore fragile, le simple fait de voir la pluie tomber change la psychologie collective», insiste Mohamed Jalil.
Selon les données relayées par la plateforme Maa Dialna, les différents bassins hydrauliques du Maroc ont enregistré, depuis le 1er septembre 2025, un total de 1,77 milliard de mètres cubes d’apports en eau. Un volume significatif, mais qui doit être analysé avec précaution.
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Toujours selon ces données, 1,34 milliard de mètres cubes, soit près de 76% de ces apports, ont été enregistrés à partir du 12 décembre 2025, ce qui montre une forte concentration des précipitations sur une période très courte. Une concentration qui confirme, par ailleurs, le caractère irrégulier et extrême du régime pluviométrique actuel.
Mais l’analyse ne peut s’arrêter à l’émotion. Car sur le plan hydrologique, la situation reste extrêmement tendue. Les barrages marocains affichent actuellement un taux de remplissage moyen d’environ 38%, avec de fortes disparités régionales. Certains bassins sont dans une situation bien plus critique encore. Le bassin de l’Oum Er-Rbia, véritable château d’eau du pays, n’atteint que 12,9%, soit 642,4 millions de m³. Dans le Souss-Massa, le barrage Abdelmoumen plafonne autour de 10%.
| Barrage | Capacité totale (Mm3) | Réserves au 26 décembre (Mm3) | Taux de remplissage au 26 décembre (%) | Réserves au 29 décembre (Mm3) | Taux de remplissage au 29 décembre (%) | Évolution du volume (Mm3) |
|---|---|---|---|---|---|---|
| Total (de tous les barrages au Maroc) | 16762,5 | 6046 | 36 | 6377 | 38 | 331 |
| Al Wahda | 3522,2 | 1617,9 | 45 | 1704,3 | 48 | 86,4 |
| Al Massira | 2656,9 | 96,3 | 3 | 113,8 | 4 | 17,5 |
| Bin El Ouidane | 1215,5 | 179,7 | 14 | 192,1 | 15 | 12,4 |
| Idriss 1er | 1129,5 | 424,8 | 37 | 433,2 | 38 | 8,4 |
| Sidi Med Ben Abdellah | 974,7 | 847 | 86 | 899,8 | 92 | 52,8 |
| Oued El Makhazine | 672,8 | 560,4 | 83 | 597,1 | 88 | 36,7 |
| Ahmed El Hanssali | 668,1 | 132,6 | 19 | 165 | 24 | 32,4 |
| Dar Khrofa | 480,2 | 83,9 | 17 | 95,8 | 19 | 11,9 |
| Manssour Dahbi | 445,2 | 175,4 | 39 | 169,1 | 37 | -6,3 |
| Hassan II | 392,3 | 60,6 | 15 | 61,1 | 15 | 0,5 |
«Il faut rappeler que la capacité normale de stockage du pays avoisine les 16 milliards de mètres cubes. Nous en sommes très loin. Lors des années humides, on dépassait parfois les 40 milliards, avec des épisodes de débordement et d’inondations comme celles du Gharb en 2009», rappelle Mohamed Jalil.
Une pluie inégalement répartie
Autre élément fondamental: la répartition spatiale des précipitations. Les dernières pluies, observées les trois derniers jours, ont surtout concerné la façade atlantique, de Tanger à Agadir, avec des épisodes parfois intenses. À l’intérieur, en revanche, les cumuls ont été bien plus modestes.
Ce phénomène est bien connu des météorologues. Les masses d’air humides, en rencontrant le relief, s’élèvent, se refroidissent et précipitent principalement sur les zones côtières et montagneuses. Résultat: des inondations localisées sur le littoral, tandis que l’intérieur reste déficitaire, relève l’ingénieur météorologiste et hydraulicien.
Cependant, un élément positif mérite d’être souligné. Il s’agit de l’enneigement. Les surfaces enneigées, estimées à 41.446 km² au 23 décembre, jouent un rôle crucial dans l’alimentation progressive des nappes et des sources. Contrairement aux pluies intenses, la fonte nivale permet une recharge lente et durable.
«Contrairement à la pluie, la neige fond lentement, alimentant progressivement les nappes, les sources et les oueds. Elle constitue une forme de stockage naturel, particulièrement précieuse pour les régions de montagne et les zones rurales isolées», détaille notre interlocuteur.
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«Ces manteaux neigeux sont essentiels pour la survie des petits systèmes hydriques locaux, des sources de montagne et des douars enclavés. Ils assurent un débit de base indispensable pendant les mois secs», poursuit l’ingénieur météorologiste et hydraulicien.
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Les petites sources, les points d’eau dans les douars, se sont asséchés au fil des années. Or ce sont ces sources qui permettent aux populations de vivre, d’abreuver le bétail, de maintenir une agriculture vivrière, fait-il remarquer. C’est pourquoi la disparition de ces sources a eu des conséquences humaines majeures: corvées d’eau interminables, exode rural, paupérisation. Le manteau neigeux offre donc un espoir de recharge, même partielle, de ces systèmes fragiles.
Une nappe phréatique exsangue
L’un des points les plus préoccupants reste l’état des nappes souterraines. Dans de nombreuses régions, les puits ont été creusés de plus en plus profondément, parfois jusqu’à 100 ou 120 mètres. Cette surexploitation a créé un déséquilibre majeur. «Il ne faut pas s’attendre à ce que quelques pluies suffisent à recharger les nappes. Le processus est lent, parfois étalé sur plusieurs années. Et dans certains cas, la recharge est quasi impossible», ajoute Mohamed Jalil.
Seules certaines zones, comme le Tafilalet, bénéficient d’un apport direct par crues, permettant une recharge plus rapide. Ailleurs, notamment dans la Chaouia ou le Gharb, l’inertie hydrogéologique est trop importante. Face à cette situation, la gestion de l’eau devient un exercice d’équilibriste. Chaque barrage dispose de consignes de gestion précises, définies par des commissions réunissant autorités locales, agences de bassin, agriculteurs et services techniques.
Ces instances doivent arbitrer entre des usages concurrents (eau potable, irrigation, industrie, production hydroélectrique). La priorité absolue reste l’eau potable, mais les arbitrages sont complexes, surtout lorsque les volumes disponibles sont limités. «Il faut anticiper, modéliser, simuler. Décider quand stocker, quand relâcher, quand produire de l’électricité, quand préserver. C’est une gestion fine, qui nécessite des données fiables et une gouvernance solide», conclut l’expert.















