Qu’on pense à «L’histoire de la vieille femme» de Voltaire ou à la larmoyante «Zaïre captive d’Alger», à la fortune de «l’Italiani a Algeri» de l’opéra de Rossini où l’on entend dire qu’à Alger l’usage du pal est aussi courant que celui du café. Une terreur fondée sur l’expérience que les populations maritimes d’Europe vivent depuis plus de trois siècles avec les corsaires de l’autre côté de la méditerranée. Économie prédatrice de course de navires qui sillonnent depuis Alger les mers jusqu’aux abords du Portugal pour s’alimenter en butin et en esclaves, «l’enlèvement, le viol, la conversion forcée» dira Lucette Valensi dans «Le Maghreb avant la prise d’Alger (1790-1830)», p.16, Flammarion, 1969. Le ridicule ne tue donc pas cette anecdote saugrenue de «gifle» donnée selon l’histoire officielle en 1827 par le dey Hussein d’Alger à l’envoyé spécial de France, Pierre Deval, provoquant dit-on la conquête tous azimuts de la régence turque. Une image d’Épinal, un exemplum qui permet à un petit fait de se souvenir de la grande Histoire, mais qu’en fut-il vraiment?
La prise d’Alger de 1830 a été décidée douze ans plus tôt en 1818 lors d’une réunion secrète, de 14 ambassadeurs d’Europe (liste ci-dessous), dans la ville d’Aix-La-Chapelle en Allemagne, co-signant un traité qui mettra fin à la piraterie en mer d’Alger, celle-ci semant le chaos dans la région et entravant le commerce international. Dans un premier rapport militaire confidentiel de 1866, rendu public huit ans plus tard, Léon Plée, un politique à Paris, révèle tous les chiffres des rançons payées par les diplomaties européennes: «L’Europe entière avait consenti durant des siècles à payer tribut. La France envoyait un présent à l’avènement de chaque consul pour faire agréer celui-ci et éviter la piraterie de ses vaisseaux. L’Angleterre, pour le même motif, payait 600 livres sterling; l’Autriche, la Hollande, l’Espagne, le Hanovre, la Toscane, Rome, la Sardaigne, les villes libres d’Allemagne n’envoyaient également leurs consuls qu’accompagnés d’une riche rançon. La Suède et le Danemark ne rachetaient pas toujours leurs navires par un tribut annuel de 4.000 piastres en munitions de guerre et par un tribut décennal de 24.000 piastres en numéraire. Il en était de même du Portugal et des Deux-Siciles, qui versaient cependant au trésor du dey une rançon annuelle de 24.000 piastres et un présent consulaire d’à peu près même somme» (p.17, «Abd-el-Kader, nos soldats, nos généraux et la guerre d’Afrique», 1874, Archive réserve des livres rares).
Aussi, la prise d’Alger de 1830 est plutôt accueillie par les pays du monde comme «un bienfait immense obtenu à l’humanité (…) faisant rentrer la cité dans le domaine de la civilisation» (p.13). Toute l’Europe applaudit le «blocus de ce port d’Alger, d’où depuis plusieurs siècles tant d’audacieux pirates étaient sortis pour la désolation de la Méditerranée et de certains parages de l’Océan» (p.16). Les journaux de l’époque et l’opinion publique voient cette expédition comme un miracle qui va enfin faire cesser «les outrages et les insultes de pirates sans foi ni loi» (p.16). À Alger «pas moins de 30.000 esclaves chrétiens furent libérés» (p.19) le jour du débarquement. Alger tire alors «sa principale force de deux corps: l’un de milice turque, autrefois de janissaires; le second de koulouglis, c’était l’armée permanente» (p.17). Alger est alors encerclé, forcé de se rendre. Le dey Hussein négocie un exil doré pour ses proches et sa famille, et une trêve de 15 jours pour permettre à la caste dirigeante turque, ainsi qu’à la milice de plusieurs milliers d’hommes, de quitter Alger sans mener combat.
Prise d'Alger 5 juillet 1830', Gayrard, Raymond, médaille de bronze 51 mm, 1830, BNF
Sur cette milice turque, un autre témoignage important émane en 1836 du lieutenant général de police d’Alger Louis-Philibert d’Aubignosc, décrivant la régence comme un no man’s land de droit où les populations sont opprimées: «La population de l’ex-régence ne formait pas un tout homogène au moment de l’invasion française (…) Les Turcs propriétaires viagers de la souveraineté du pays perdirent cet apanage en perdant le pouvoir. Entre 2.000 à 2.500 embarquèrent depuis Alger pour être rendus à l’Asie d’où ils étaient venus, et il en resta un peu moins épars dans les autres villes. Les Turcs, en vidant le sol algérien, qu’ils possédaient en conquérants depuis près de trois siècles, emportaient tous les éléments du régime militaire qu’ils y avaient fait régner avec eux» (pp.14-15, «Alger. De son occupation depuis la conquête en 1830, jusqu’au moment actuel», Archives réserve des livres rares). D’Aubignosc, tout comme Plée, rapporte que la France s’est présentée «en ennemie des Turcs et en amie des populations opprimées par leur domination. On venait affranchir celles-ci» (p.15). Ce point de vue est insuffisamment connu. Selon les archives, la France a mené une campagne de communication auprès des Algérois, «des proclamations en langue arabe répandues par toutes les voies leur annonçaient notre prise de la ville, et en les invitant à rester neutres pendant les hostilités» (p.15).
La prise d’Alger s’est faite en quelques heures sans combat: «Un grand nombre de tribus ne répondirent pas à l’appel du dey; d’autres ne vinrent à Alger que pour être témoins de la lutte, et les Maures d’Alger refusèrent de prendre les armes» (p.16). Aussi, relate l’auteur, «après la capitulation de la régence, ses sujets furent admis concurremment avec les plénipotentiaires turcs, à stipuler leurs intérêts particuliers. Par la transaction qui eut lieu le 4 juillet 1830 (…) les signatures étaient à peine échangées, que les hostilités avaient cessé sur tous les points (…) Les Français occupèrent la capitale.» (p.16) Quant à la milice d’Alger, ses hommes terribles embarquèrent pour d’autres cieux abandonnant les populations au nouvel occupant: «La régence entière, quinze jours après, était en pleine voie de soumission. Le dey et ses troupes avaient quitté l’Afrique. Le bey de Titteri, le moins puissant des trois lieutenants gouverneurs territoriaux, avait fait sa soumission et reçu de nouveaux pouvoirs au nom de la France. Celui d’Oran avait admis une garnison française dans sa résidence. On occupait militairement Bone, la plus importante des places du beileik de Constantine. Quant au bey de ce titre, il se retirait dans sa capitale, harcelé et rançonné par les tribus dont il traversait le territoire.» (p.16).
Enfin, citons dans le livre de Léon Plée une évaluation réalisée en 1866 de la superficie des trois régions (Alger, Oran, Constantine) incorporées au nouveau territoire français: «On évalue sa superficie aux deux tiers de celle de la France, c’est-à-dire à environ trois cent mille kilomètres carrés» (p.1). Plus petite que la France dont la superficie équivaut à 551.695 km², l’Algérie, aujourd’hui, recouvre… 2,382 millions de km², sa taille ayant été multipliée par huit à l’indépendance en 1962! L’Algérie française ayant été considérablement hypertrophiée avec de larges territoires, amputés aux pays voisins, dont le Maroc.