Record absolu d’arrivées de migrants aux îles Canaries, à bord d’embarcations de fortune, avec toutes les tragédies humaines qui en découlent.
Plus de 19.000 personnes ont atteint l’archipel au cours du premier semestre de l’année 2024, contre plus de 7.000 durant la même période de l’année précédente, selon les données publiées par le ministère espagnol de l’Intérieur.
Un afflux exponentiel marqué par une forte présence de mineurs -près de 6.000 en tout- bloqués avec les autres arrivants, alors que les centres d’accueil sont, le moins que l’on puisse dire, saturés, voire insalubres.
La distribution solidaire en urgence par le gouvernement socialiste de près de quatre cents migrants mineurs non accompagnés, des îles Canaries vers d’autres régions de l’Espagne continentale, a exacerbé les tensions politiques, le parti d’extrême droite VOX menaçant de se retirer des gouvernements régionaux avec le Parti Popular si les présidents régionaux du PP acceptaient le plan du gouvernement central d’un plan de répartition, au risque d’entraîner l’effondrement des coalitions régionales.
Sur le même thème, il y a deux semaines, des manifestations, dans des îles comme Las Palmas ou Tenerife, protestaient contre l’immigration clandestine et la mafia qui s’en alimente.
De quoi sortir de leur trou sur les réseaux sociaux, et pas seulement en Espagne, les promoteurs des discours xénophobes et agitateurs du spectre du grand remplacement, transformé en arme idéologique!
Sans vouloir me mêler des politiques des autres pays ni sous-estimer les drames liés à cette route migratoire et à l’indéniable traite des êtres humains, je ne peux m’empêcher de revenir au passé lointain de cet archipel et aux leçons, toujours éclairantes, parfois ironiques, de l’histoire.
C’est l’histoire de perpétuelles mobilités, d’odyssées incertaines, de peurs multiformes, de fantasmagories représentant la nouvelle terre en pays de Cocagne…
N’est-ce pas en ces lieux, connus depuis l’Antiquité sous le nom d’îles Fortunées, placées d’après la Géographie de Ptolémée aux limites occidentales du monde connu, que la mythologie gréco-romaine place les Champs Elysées, terre de félicité où les bienheureux goûteraient le repos éternel!
Et puisque nous sommes dans l’univers du mythe, comment ne pas penser au récit platonicien de l’Atlantide et aux théories faisant des Açores et des Canaries les vestiges de l’hypothétique continent englouti, alors que ses populations autochtones seraient les héritières des géants Atlantes!
L’appellation «Atlantes» sert d’ailleurs à désigner un peuple localisé par Hérodote près de la montagne Atlas dont il tire son nom et qui aurait lui-même pu inspirer à Platon, d’après l’helléniste français Pierre Vidal-Naquet, le nom de l’Atlantide.
Loin des mythes cette fois, les premiers habitants des îles de l’archipel Canaries -dont la plus orientale, Lanzarote, est située à près de 100 km de la côte marocaine- sont les Guanches.
Rameau des Berbères selon les données de l’archéologie, de l’ethnographie ou de la linguistique comparée; leur nom proviendrait de la déformation castillane de la dénomination que les indigènes de Tenerife faisaient d’eux-mêmes: «Guanchinet» (soit, l’Hommes de Chinet) en référence à Tenerife, appelée par les autochtones «Tichinitah», en lien avec le vocable «tchinit» désignant le dattier en parler berbère sanhajien.
Parmi les autres mots dont le caractère berbère fut démontré par les philologues: plus d’un millier répertorié par le naturaliste et consul de France sur l’île de Tenerife, Sabin Berthelot.
Par ailleurs, des études ethnographiques appuyées par des trouvailles archéologiques confirment les ressemblances entre les Canariens et les Berbères avant l’Islam sur le plan de l’expression artistique ou religieuse.
Sur ce dernier point, l’ethnologue italien Attilio Gaudio précise que «les rites canariens d’inhumation et presque toutes leurs formes de sépulture appartiennent à la période néolithique des peuples nord-africains et sahariens».
De plus, les Guanches avaient pour particularité d’embaumer les corps selon des techniques rappelant l’Egypte, le Mexique ou le Pérou.
Mais, alléchés par l’or des Incas, les Conquistadors, dans la fureur de la déception, n’ont pas manqué de détruire les caves sépulcrales , ravageant par la même occasion de nombreuses momies, tandis que les «rescapées» devaient trouver, comme dernière demeure, les musées européens d’histoire naturelle.
Si les îles Canaries ne sont fréquentées par les Européens qu’au 13e siècle, elles étaient déjà connues, dès le 7e siècle av. J.-C., par les Phéniciens puis par les Carthaginois qui y chargeaient des matières premières nécessaires à la production de la pourpre.
Vint l’expédition lancée par le roi de Maurétanie, Juba II à partir des îles Purpuraires près de l’actuelle Essaouira.
Le naturaliste romain Pline l’Ancien en fera plus tard le récit, expliquant l’appellation donnée dès cette date par le jeune roi romanisé à l’île de la grande Canarie (Insula Canes) en raison de la présence de chiens de grande taille, dont deux auraient été ramenés sur le continent africain.
Une étymologie loin de remporter la totale adhésion, le général Faidherbe, pour ne citer que lui, attribuant au 19e siècle le nom de l’archipel au terme berbère «Ganar», «encore employé par les indigènes du Sénégal pour indiquer la région située entre le Sénégal et le Maroc».
Après les expéditions des navigateurs maures vers ce qu’ils nommaient «Jouzour El-Khalidate« (Les îles éternelles), dont les récits sont consignés notamment par le géographe El-Idrissi, les Canaries virent débarquer à partir du 13e siècle les premiers navires européens.
Vers 1275, c’est la date d’installation d’un établissement génois sur l’île de Lanzarote qui porte le nom du navigateur Lancelotto Malocello, considéré par les Occidentaux comme le découvreur des îles Canaries.
Les récits retiennent également l’arrivée en 1341 de trois caravelles, parties de Lisbonne, commandées par le Florentin Angiolino de Tegghia, armées par le roi du Portugal Alphonse IV.
Elles devaient revenir cinq mois plus tard dans la capitale portugaise chargées de butin, d’esclaves guanches et des premières descriptions des aborigènes de Tenerife qui permirent à l’écrivain italien Boccace de rédiger un portrait rapportant, entre autres traits, leur beauté, leur force physique et leur intelligence.
Les natifs des Canaries n’ont pas manqué d’ailleurs d’interpeller les premiers explorateurs européens en raison de leur teint clair, de leurs yeux bleus et de leur haute stature, d’autant qu’ils ignoraient la navigation, ce qui est étonnant pour des îliens.
En 1402, c’est au tour des navigateurs français d’atteindre l’archipel, d’abord Lanzarote, puis Fuerteventura et El-Hierro, sous la direction de Jean de Béthencourt pour le compte de la couronne de Castille.
Reconnu roi des Canaries par Henri III de Castille, le seigneur normand eut toutefois du mal à vaincre la résistance des guerriers guanches.
Ces derniers eurent à affronter, au fil du temps, les velléités de domination des couronnes de Portugal et de Castille jusqu’à l’attribution des Canaries à l’Espagne en 1479, à la suite du traité d’Alcáçovas, tandis que la conquête des dernières îles ne se fit qu’en 1483 pour la grande Canarie, 1491 pour La Palma et 1496 pour Tenerife au terme d’héroïques résistances.
Décimés par les guerres de conquête et par les épidémies, quand ils n’étaient pas emmenés en esclavage ou assimilés par les colons européens dont ils ont embrassé la foi, les Guanches se sont acculturés selon un long processus fait d’immigrations et de métissages, aboutissant à la disparition de leur langue et de pans entiers de leur culture mais sans jamais rompre totalement avec cette mémoire perdue.