Anasse Bari, directeur du laboratoire d’IA à l’Université de New York: «ma recette du succès repose sur des ingrédients profondément ancrés dans nos valeurs marocaines»

Anasse Bari, directeur du Laboratoire de l'Intelligence artificielle et de l'analyse prédictive et professeur de Computer science à l’Université de New York. (W.Belfkih/Le360)

EntretienNé à Tanger, Anasse Bari est aujourd’hui professeur à l’Université de New York où il enseigne la computer science. Il est aussi un expert de renommée internationale en intelligence artificielle (IA) et directeur du Laboratoire d’analyse prédictive et d’IA de la même université. Au début de la pandémie, il a été le premier chercheur au monde à diriger une équipe internationale de médecins et de scientifiques pour développer trois outils d’intelligence artificielle afin de lutter contre la Covid et l’hésitation vaccinale. Il a également utilisé la big data et l’IA pour prédire les élections américaines de 2016 et 2020. Nous l’avons longuement interviewé pour en connaître davantage sur sa vie au Maroc, sa carrière aux États-Unis et pour qu’il nous livre sa vision de développement de l’IA au Maroc.

Le 09/06/2024 à 15h32

D’origine marocaine, Anasse Bari est professeur de Computer science et directeur du Laboratoire d’analyse prédictive et d’Intelligence artificielle (IA) de l’Université de New York. Il y dirige une équipe de chercheurs pluridisciplinaires qui développent et déploient des outils d’IA pour résoudre des problèmes dans les domaines de la santé, du changement climatique, de l’énergie et de la société en général. Il a été conseiller en IA auprès des Nations unies, de la Banque mondiale, de Wall Street, du Congress et d’organismes de santé de premier plan. Il a notamment reçu le Golden Dozen Award pour sa contribution exceptionnelle à la recherche et à l’enseignement, le Spot Award de la Banque mondiale et, plus récemment, le NYU Teach/Tech Award en 2024 pour avoir utilisé l’IA afin d’améliorer l’apprentissage et l’enseignement universitaire. Le professeur Bari est également l’auteur principal du livre «Predictive Analytics for Dummies», qui a été l’une des meilleures ventes au monde parmi les livres sur l’analyse des données.

Très récemment, le professeur Bari a été désigné orateur principal de la cérémonie de remise des diplômes du College of Arts and Science de l’Université de New York. Il a été présenté au cours de la cérémonie par la doyenne Wendy Suzuki, l’une des plus grandes expertes mondiales en neurosciences, qui l’a décrit au cours de la cérémonie comme celui «qui représente l’excellence du College of Arts and Science de l’Université de New York et qui est aimé de ses étudiants. Une véritable superstar». Dans le discours qu’il a prononcé devant plus de cinq mille personnes, le professeur Bari a souligné l’importance de l’Intelligence artificielle en tant que prolongement de l’intelligence humaine. Il a encouragé les diplômés à adopter l’IA et à participer activement à la révolution de l’IA, en créant des outils ouverts, sûrs, transparents, dignes de confiance, responsables et équitables, tout en préservant les rôles essentiels du jugement et de la créativité de l’homme. Dans cet entretien avec Le360, il livre tous les détails sur son parcours et sa trajectoire de la Perle du Nord jusqu’à la ville qui ne dort jamais.

Le360: en tant que Marocain, votre parcours atypique est une source de fierté et d’inspiration. Racontez-nous vos meilleurs souvenirs au Maroc?

Anasse Bari: je suis fier d’être Marocain. Je suis né à Tanger, où tout a commencé. Les couleurs vibrantes de cette ville et l’apaisement de la Méditerranée ont influencé ma créativité. Les scènes colorées et le mouvement constant de la mer Méditerranée et du soleil à Tanger m’ont toujours procuré de nouvelles idées. Le Cap Spartel, où la Méditerranée rencontre l’Atlantique, est un endroit spécial pour moi.

«J’ai fréquenté les écoles primaires publiques de Tanger, puis le lycée Moulay Youssef de la ville où j’étais inscrit dans la filière «Sciences Mathématiques B».»

—  Anasse Bari

C’est le point le plus au nord-ouest de l’Afrique et c’est incroyablement beau et inspirant. Depuis mon enfance, j’ai trouvé mes meilleures idées et mes meilleurs moments lors de promenades au Cap Spartel. Aujourd’hui encore, pendant les vacances d’été et d’hiver, je me fais un devoir de m’échapper à Tanger et d’y passer du temps chaque année. Nombre de mes projets de recherche sont nés de moments passés là-bas et de longues promenades dans le parc de Perdicaris, également connu sous le nom de forêt de Rmilat à Tanger.

J’ai fréquenté les écoles primaires publiques de Tanger, puis le lycée Moulay Youssef de la ville où j’étais inscrit dans la filière «Sciences mathématiques B», et ensuite j’ai rejoint les classes préparatoires (Mathématiques supérieures/Mathématiques spécialisées) de Tanger. Par la suite, j’ai poursuivi des études d’informatique à l’Université Al Akhawayn.

Ensuite, j’ai fait partie des premiers ingénieurs qui ont participé à la construction du Tanger Med Port, le plus grand port de transport de conteneurs d’Afrique du Nord, de la base jusqu’aux systèmes des grues et des porte-conteneurs. Pendant cette période, j’ai dirigé l’ingénierie d’un logiciel financier à grande échelle pour A.P. Moller Maersk. J’ai ensuite poursuivi mes études à l’université George Washington aux États-Unis, où j’ai obtenu un doctorat en Swarm Intelligence, une branche de l’Intelligence artificielle.

«Ma défunte mère, Rachida Bargach, originaire de Larache, m’a inculqué les valeurs de l’intégrité et de l’honnêteté dans tout ce que j’entreprends.»

—  Anasse Bari

Comment le Maroc a-t-il contribué à votre réussite actuelle aux États-Unis?

Je pense que les écoles publiques que j’ai fréquentées, telles que le lycée Moulay Yousef de Tanger, les classes préparatoires et l’Université Al Akhawayn, où j’ai été major de ma promotion en 2007, m’ont fourni une base solide pour exceller dans le programme de doctorat de l’Université George Washington et au-delà.

Travailler à la Banque mondiale, à Wall Street, aux Nations unies, diriger un laboratoire de recherche sur l’Intelligence artificielle et enseigner l’IA dans certaines des meilleures universités américaines et mondiales n’est pas une mince affaire. Quel est le secret de ce succès?

Ma recette du succès repose sur quatre ingrédients clés profondément ancrés dans notre culture et nos valeurs marocaines:

– Travail acharné: je crois fermement au pouvoir de transformation du dévouement et du travail acharné. Il fonctionne toujours. Grâce à mon expérience directe, j’ai pu constater que la persévérance et le «hard work» honnête mènent à la réussite et au développement personnel.

– Honnêteté et éthique au travail: ma défunte mère, Rachida Bargach, originaire de Larache, m’a inculqué les valeurs de l’intégrité et de l’honnêteté dans tout ce que j’entreprends. Elle avait l’habitude de me dire: «Fais un travail honnête dans tout ce que tu entreprends», et elle mettait l’accent sur le mot «honnête». Le respect de l’honnêteté, de la responsabilité et du professionnalisme est la pierre angulaire de mes interactions, ce qui favorise la confiance et la crédibilité.

– Gentillesse: donner la priorité à la gentillesse dans mes interactions est primordial. Je crois en sa capacité à créer des liens positifs et à élever les autres. En pratiquant l’empathie et la compassion, je m’efforce de cultiver un environnement favorable et inclusif.

– Activité physique régulière: le maintien d’une bonne santé physique est essentiel pour le bien-être général et la réussite. La pratique régulière d’une activité physique me permet de conserver mon énergie, ma concentration et ma résilience, ce qui me permet d’atteindre un niveau de performance optimal dans mes activités personnelles et professionnelles.

Ces quatre principes guident ma vie et mon travail, me permettent de relever les défis, d’entretenir des relations fructueuses et de m’efforcer en permanence d’apprendre et de m’améliorer.

Récemment, vous avez co-inventé avec un scientifique de Google «Pyrorank». Parlez-nous de cet algorithme: à quoi sert-il?

En ce qui concerne Pyrorank, lorsque vous recherchez un nouveau type de livre, de film ou de restaurant, votre recherche peut vous suggérer un titre ou un lieu que vous avez déjà achetés ou expérimentés. En effet, les outils d’Intelligence artificielle sur lesquels s’appuient de nombreuses entreprises poussent les utilisateurs dans une «bulle de filtre», ce qui se traduit par des recommandations identiques, ou très similaires, à ce qui a été acheté précédemment. J’ai dirigé la création d’un nouveau moyen de briser ces bulles de recherche avec un algorithme, Pyrorank, qui s’inspire du monde naturel, imitant les interactions dans un écosystème. Pour ce faire, il réduit l’impact des profils des utilisateurs et élargit les recommandations qui reflètent toujours l’objet de la recherche, produisant ainsi des résultats plus diversifiés et plus utiles. Lorsqu’il s’agit de trouver des solutions aux problèmes informatiques, la nature est la meilleure source d’inspiration. Les phénomènes naturels, tels que les volées d’oiseaux à la recherche de nourriture, montrent que la nature peut souvent trouver des solutions optimales, bien que simples, pour répondre à des besoins.

«J’ai dirigé une équipe qui a créé et déployé Pyrorank, un algorithme qui prend en compte le contenu recherché par l’utilisateur en saisissant un ensemble de recommandations.»

—  Anasse Bari

Les systèmes de recommandation, utilisés notamment par Google, Netflix et Spotify, sont des algorithmes qui utilisent des données pour suggérer ou recommander des produits ou des choix aux consommateurs en fonction de leurs achats antérieurs, de leur historique de recherche et de leurs caractéristiques démographiques. Toutefois, ces paramètres faussent les résultats des recherches, car ils placent les utilisateurs dans des bulles de filtre.

Le fonctionnement traditionnel des systèmes de recommandation consiste à baser les recommandations sur la notion de similarité. Cela signifie que vous verrez des articles similaires dans les listes de choix et de recommandations, en fonction des utilisateurs qui vous ressemblent ou des articles similaires que vous avez achetés. Par exemple, si je suis un utilisateur de produits Apple, je verrai de plus en plus de produits Apple dans mes recommandations. Les limites des systèmes de recommandation existants sont devenues évidentes de manière frappante. Par exemple, les partisans politiques peuvent être largement orientés vers des contenus d’information qui correspondent à leurs opinions préexistantes.

«Je pense que même si des progrès ont été réalisés dans la préparation à l’IA au Maroc, il reste encore beaucoup à faire.»

—  Anasse Bari

Plus grave encore, les systèmes de recommandation ont présenté des vidéos d’automutilation à des personnes sensibles. Pour répondre à ces préoccupations, j’ai dirigé une équipe qui a créé et déployé Pyrorank, un algorithme qui prend en compte le contenu recherché par l’utilisateur en saisissant un ensemble de recommandations tout en diminuant l’importance de ce que l’utilisateur a déjà acheté ou avec lequel il a interagi. Pyrorank fonctionne comme un «complément» algorithmique aux systèmes de recommandation existants.

Les systèmes de recommandation modernes doivent être capables de reconnaître et d’atténuer les préjugés d’un utilisateur, ce qui permet d’améliorer l’efficacité des recommandations et la santé à long terme de ces plates-formes. La conception d’algorithmes permettant de donner la priorité à la diversification des recommandations et des recherches est une étape importante dans la lutte contre les effets négatifs et les limites des systèmes de recommandation existants. Pyrorank est actuellement commercialisé aux États-Unis par l’Université de New York, où il sera adopté par plusieurs entreprises qui s’appuient sur des systèmes de recommandation par IA.

Comment percevez-vous la situation du développement et de l’enseignement de l’Intelligence artificielle au Maroc?

Je pense que même si des progrès ont été réalisés dans la préparation à l’IA au Maroc, il reste encore beaucoup à faire, et il est nécessaire d’adopter un nouveau paradigme pour révolutionner les programmes éducatifs marocains (des écoles primaires aux universités publiques), les méthodes pédagogiques d’enseignement, les outils d’apprentissage des étudiants, les infrastructures pour les secteurs public et privé, les manuels scolaires dans les écoles marocaines, ainsi que le développement professionnel et le soutien aux enseignants, aux professeurs et aux administrateurs académiques.

«Le Maroc devra encore développer et mettre en œuvre une stratégie nationale concrète en matière d’IA.»

—  Anasse Bari

C’est le moment idéal pour le Maroc de mettre en œuvre ces changements, car l’IA et les programmes éducatifs sur l’IA dominent actuellement le monde. Il est essentiel que le Maroc ne manque pas l’occasion de surfer sur la vague des progrès de l’IA.

Avez-vous des recommandations dans ce sens?

Je pense que le Maroc devra encore développer et mettre en œuvre une stratégie nationale concrète en matière d’IA afin de doter les générations futures des compétences essentielles nécessaires pour prospérer dans une économie mondiale de plus en plus numérisée. Je pense que le gouvernement doit donner la priorité aux investissements dans l’IA et, surtout, garantir aux étudiants marocains un accès gratuit aux ressources nécessaires, notamment dans les universités publiques, afin de leur permettre d’être compétitifs au niveau international.

Je suis fermement convaincu qu’en exploitant le potentiel de l’IA, le Maroc peut préparer efficacement sa prochaine génération de penseurs et saisir les opportunités offertes par cette technologie transformatrice dans certains des secteurs clés du pays tels que l’agriculture, le tourisme et les énergies renouvelables, entre autres. Il est également important d’aligner la stratégie nationale du Maroc en matière d’IA sur les derniers développements mondiaux. À plus grande échelle, le Royaume est bien placé pour diriger l’Afrique et étendre sa stratégie nationale à d’autres nations africaines.

À mon avis, les éléments clés devraient comporter au moins les points suivants:

(1) Fournir une infrastructure et des ressources en matière d’IA.

(2) Concevoir et mettre en œuvre une gouvernance nationale des données.

(3) Concevoir et mettre en œuvre une stratégie d’IA dans le secteur de l’éducation et développer les compétences de la future génération.

Je recommanderais d’accélérer la conception et la mise en œuvre d’une approche révolutionnaire pour intégrer l’IA et les technologies émergentes connexes telles que le calcul de haute performance, l’analyse prédictive, l’apprentissage automatique dans notre programme d’études de l’école primaire publique aux universités publiques (je voudrais également mettre l’accent sur le mot «public» – les écoles publiques, les universités publiques où la majorité des jeunes Marocains étudie), ainsi que d’intégrer rapidement l’anglais comme deuxième langue, car la plupart de ces technologies ont des terminologies qui peuvent être mieux pensées dans la langue anglaise. La stratégie nationale sur l’IA au Maroc devrait être un effort de collaboration entre les agences gouvernementales, la société civile, l’industrie et les institutions académiques.

«Le jugement humain, l’esprit critique et le bon sens sont des compétences qui ne peuvent être remplacées dans des domaines tels que l’éducation, la médecine, l’ingénierie et les arts.»

—  Anasse Bari

Comment intégrer l’IA dans des domaines professionnels tels que l’éducation, la médecine et les arts sans compromettre les compétences humaines uniques qui sont essentielles dans ces domaines?

Il est important de souligner que l’IA existe pour rester une technologie qui servira d’extension à notre intelligence et d’outil d’aide à la décision, et non pour remplacer les humains.

Ma théorie générale est que l’IA possède un type d’intelligence différent (il s’agit d’une intelligence numérique) de l’intelligence humaine, et qu’elle ne pourra donc jamais remplacer la valeur d’un bon professeur, d’un médecin, d’un avocat, d’un juge ou d’un artiste. Le jugement humain, l’esprit critique et le bon sens sont des compétences essentielles qui ne peuvent être remplacées dans des domaines tels que l’éducation, la médecine, l’ingénierie et les arts. L’IA peut certainement aider et améliorer ces domaines, mais elle ne peut pas reproduire entièrement la profondeur de l’expertise, la créativité et les liens humains que les professionnels de ces domaines apportent. L’avenir sera un monde d’assistants d’IA spécialisés dans différents domaines.

Alors que nous nous dirigeons vers un monde de plus en plus peuplé d’assistants IA, il est essentiel que l’IA soit utilisée pour augmenter, et non pour remplacer, nos capacités et notre intelligence.

Quels conseils donneriez-vous aux étudiants marocains intéressés par l’Intelligence artificielle?

Les Marocains sont des gens talentueux et très travailleurs. Le travail est dans nos gènes. Les Marocains ont le potentiel d’exceller dans le monde de l’IA.

L’intelligence artificielle est indéniablement l’un des domaines les plus passionnants et les plus prometteurs de notre époque, qui a déjà un impact significatif sur divers aspects de notre vie. L’IA est là pour rester et continuera d’évoluer et de devenir plus répandue. La demande de diplômés universitaires ayant des connaissances et des compétences spécialisées en IA augmentera.

Aux jeunes Marocains intéressés par l’IA, je conseille de se concentrer sur la construction d’une base solide en mathématiques et en informatique. Ils devraient profiter des cours et des ressources en ligne pour apprendre les langages de programmation eux-mêmes avec des cadres d’IA. Je leur recommanderais également d’utiliser l’IA de manière éthique. L’IA a un potentiel énorme, mais elle s’accompagne également de considérations éthiques. Restez informés des lignes directrices éthiques, des préjugés et de l’utilisation responsable de l’IA.

Je leur rappellerais que la persévérance et le dévouement sont les clés de la réussite dans le domaine de l’IA. Avec une base solide, une expérience pratique, un apprentissage continu et un état d’esprit éthique, les jeunes Marocains peuvent apporter des contributions significatives au domaine de l’IA et façonner l’avenir de la technologie au Maroc. Aux jeunes marocains dans l’IA: restez curieux, continuez à apprendre et soyez ouverts à la collaboration, car l’IA est un domaine qui évolue rapidement et qui offre de vastes opportunités.

Par Saad Bouzrou
Le 09/06/2024 à 15h32