Intelligence artificielle et bêtise humaine

Zineb Ibnouzahir.

ChroniqueRécolter de la glace des fjords du Groenland pour l’expédier par cargos à Dubai, où elle servira à rafraichir les cocktails de clients fortunés de bars de la place, prêts à débourser des sommes folles pour goûter à cette glace d’une pureté inégalable. D’un point de vue écologique, cette lubie est un véritable désastre.

Le 14/01/2024 à 13h05

Il y a quelques jours, une information publiée par le journal britannique The Guardian a fait bondir les écologistes et avec eux toute personne dotée d’un minimum de bon sens. L’objet de la polémique, le voici résumé en un titre: «Des glaçons du Groenland dans les bars de Dubaï».

Cette initiative-là, qui nous fait frémir alors que la température à Casablanca affichait 28 degrés hier, un 13 janvier, a germé dans la tête d’un certain Malik V Rasmussen, fondateur de la start-up Arctic Ice, basée au Groenland depuis 2022. L’idée de cet entrepreneur, dénué a priori de toute conscience ou tout simplement suicidaire, consiste ainsi à récolter de la glace des fjords du Groenland pour l’expédier par cargos à Dubaï, où elle servira à rafraîchir les cocktails de clients fortunés de bars de la place, prêts à débourser des sommes folles pour goûter à cette glace d’une pureté inégalable. D’un point de vue écologique, cette lubie est un véritable désastre. Car pour transporter cette glace par cargo, il faut compter un trajet de 19 jours et de 9.000 miles nautiques, soit l’équivalent de 16.000 km. Bonjour l’empreinte carbone.

Croyez-le ou pas, sous le feu des critiques, le fondateur d’Arctic Ice est littéralement tombé des nues et s’est défendu en déclarant qu’«aider le Groenland dans sa transition verte est en fait la raison pour laquelle je crois être né dans ce monde». Son étonnement peut surprendre, mais au Groenland, rafraîchir sa boisson avec de la glace des fjords semble être une pratique répandue dans certains bars locaux. Soit, mais de là à l’exporter à l’autre bout du monde, il y a un pas qui ne devrait pas être franchi.

On reconnaît à cette «glace noire», qui doit cette appellation à sa transparence dans l’eau, de nombreux avantages, car, ayant été comprimée depuis plus de 100.000 ans dans des glaciers naturels de l’Arctique, elle est dépourvue de bulles et fond donc plus lentement que la glace ordinaire. Elle est aussi plus pure, n’ayant été en contact avec aucun sol ni polluants produits par les activités humaines, argue-t-on, à la différence de l’eau minérale congelée que sont contraints d’utiliser les pauvres dubaïotes dans leurs cocktails alcoolisés ou leurs Virgin Mojito, c’est selon. Heureusement pour eux, une première cargaison de 20 tonnes de glace arctique leur a été envoyée pour remédier à ce problème majeur.

Siroter un bon cocktail, frais et pur, en admirant la skyline de la ville où se tenait, il y a quelques semaines à peine, le Sommet mondial de l’action pour le climat, il n’y a que ça de vrai pour réfléchir à la mise en œuvre des recommandations de cet événement.

Hypocrisie, appât du gain, égoïsme, bêtise humaine… Pas besoin de glace pour agrémenter les ingrédients de ce cocktail imbuvable que l’on nous sert chaque jour avec un aplomb déconcertant, tout en culpabilisant le citoyen lambda d’avoir vraiment déconné en préférant se délasser dans un bain un soir de semaine ou d’avoir utilisé trop d’eau en lavant deux assiettes.

Ce grand écart sans échauffement qui s’opère chaque jour sous nos yeux nous laisse dubitatifs, le cerveau meurtri de courbatures infligées par des non-sens. Qui donc pour sauver le monde? On se tourne vers les scientifiques, ces super-héros des temps modernes dont l’intelligence permettra peut-être de faire remonter le niveau d’humanité de tout ce petit monde, affairé semble-t-il à précipiter notre chute.

En scrollant sur notre écran, passant d’un contenu débile à un contenu débilisant, puisque c’est comme ça qu’on se cultive aujourd’hui, on tombe alors sur les images du CES 2024, le Consumer Electronics Show, alias «the most powerful tech event in the world», qui se tenait à Las Vegas du 9 au 12 janvier. Une lueur d’espoir jaillit soudain en nous. Tous ces cerveaux réunis à l’occasion de cette grand-messe des innovations technologiques auront forcément à cœur de placer l’écologie et la cause environnementale au cœur de leurs innovations.

Mais en déroulant la très longue liste des innovations stars de ce salon de renommée mondiale, on a entraperçu, dans sa laideur, l’évolution de l’espèce humaine, régie par un nouveau pouvoir, celui de l’intelligence artificielle. Tout ou presque, de ces innovations présentées, crie notre avidité à nous pourvoir toujours plus en objets qui facilitent notre quotidien, notre frénésie à concevoir et consommer des technologies connectées pour nous permettre de moins réfléchir, de limiter nos efforts physiques, tout en prolongeant notre jeunesse, notre beauté, et en limitant autant que faire se peut la chute de nos cheveux.

Au palmarès de ce salon qui nous tend un miroir pour contempler notre piètre reflet, on citera donc pêle-mêle les télévisions transparentes qui se fondent dans le décor quand elles sont éteintes pour ne pas altérer la vue de votre salon, les poussettes commandées par l’IA pour permettre aux parents de ne pas trop se fatiguer en promenant leur progéniture, des robots pour apporter de la joie et de l’humanité dans l’environnement hospitalier, des voitures de luxe volantes pour ceux qui en auront marre de rouler à même le sol avec le commun des mortels, un legging intelligent qui stimule les muscles sans se fatiguer à faire du sport, la tondeuse à gazon sans fil, le sèche-cheveux qui promet des cheveux hydratés et plus lisses, tout en réduisant le temps de séchage (et donc la consommation d’énergie, précise-t-on tout de même)...

Des inventions parfois loufoques, drôles, souvent impressionnantes, parfois utiles, il est vrai, pratiques mais pas pour autant nécessaires, qui en disent long sur notre espèce et ses attentes quant à l’avenir. Des inventions toujours plus intelligentes qui observent le même mot d’ordre: faciliter notre quotidien, combler nos moindres désirs, se connecter à nos cerveaux tout en nous déconnectant des réalités. Pendant ce temps-là, un glaçon arctique fond dans un cocktail à Dubaï…

Par Zineb Ibnouzahir
Le 14/01/2024 à 13h05