Vingt-sept ans. C’est le temps que j’ai passé à observer le Maroc évoluer, se transformer, parfois avancer à grands pas, souvent hésiter. Vingt-sept ans à voir ce pays que j’aime osciller entre ambition et prudence, entre modernité et immobilisme. Et aujourd’hui, un constat s’impose avec la brutalité des chiffres: nous sommes en train de perdre la bataille de l’innovation.
0,7% du PIB consacré à la recherche et développement. Ce chiffre, à lui seul, raconte notre retard. Il nous place loin, très loin, des nations qui construisent l’avenir. Israël investit 6,35% de son PIB dans la R&D, la Corée du Sud 4,96%, la Suède 3,64%, les États-Unis 3,45%, l’Allemagne 3,13%, même la France atteint 2,18%. Ces pourcentages ne sont pas de simples statistiques: ce sont les fondations sur lesquelles se bâtissent la souveraineté technologique, la compétitivité économique et la création de valeur durable.
Le piège du présent
Le Maroc a fait des progrès remarquables dans de nombreux domaines. Nos infrastructures se sont modernisées, nos villes se sont transformées, notre stabilité politique reste un atout dans une région tumultueuse. Mais pendant que nous pavions nos routes et construisions nos ports, d’autres pays semaient les graines de leur futur. Pendant que nous attirions des usines d’assemblage et des centres d’appel, d’autres investissaient dans les laboratoires, les brevets et les cerveaux.
L’innovation n’est pas un luxe réservé aux nations riches. C’est le carburant qui transforme les nations pauvres en nations prospères. La Corée du Sud d’après-guerre, Israël entouré d’hostilité, Singapour sans ressources naturelles: tous ont fait le pari audacieux de l’intelligence et de la créativité comme ressources premières. Tous ont compris qu’à l’ère de l’économie de la connaissance, celui qui n’innove pas devient inexorablement dépendant.
Les coûts invisibles de l’inaction
Notre sous-investissement chronique dans la R&D a des conséquences concrètes que nous payons chaque jour. Nos entreprises restent prisonnières de la sous-traitance à faible valeur ajoutée. Nos jeunes diplômés les plus brillants s’exilent vers des écosystèmes plus stimulants. Nos universités peinent à se hisser dans les classements internationaux. Notre tissu industriel demeure fragile, vulnérable aux délocalisations et aux chocs externes.
Plus grave encore: nous ne construisons pas les piliers d’une souveraineté économique durable. Dans les secteurs stratégiques - énergie, santé, agriculture, numérique, défense - nous dépendons massivement de technologies importées, de brevets étrangers, de savoir-faire extérieurs. Cette dépendance n’est pas une fatalité géographique ou culturelle. C’est le résultat direct de choix budgétaires qui, année après année, sous-estiment l’importance vitale de l’innovation.
Un potentiel inexploité
Pourtant, le Maroc dispose d’atouts considérables. Une population jeune et de plus en plus éduquée. Une diaspora talentueuse et influente. Une position géographique stratégique entre l’Europe et l’Afrique. Des niches d’excellence dans l’aéronautique, l’automobile, les énergies renouvelables. Des entrepreneurs créatifs qui, malgré un écosystème peu favorable, réussissent à créer et à innover.
Ce qui nous manque, ce n’est ni le talent ni l’ambition. C’est un environnement propice: des financements accessibles pour la recherche appliquée, des ponts solides entre universités et entreprises, une fiscalité incitative pour l’innovation, des clusters technologiques dynamiques, une culture qui célèbre la prise de risque et accepte l’échec comme apprentissage.
L’impératif d’un sursaut national
Il est temps d’affirmer une vérité inconfortable: sans un investissement massif et durable dans l’innovation, le Maroc ne pourra pas prétendre à une véritable souveraineté économique ni offrir à sa jeunesse les opportunités qu’elle mérite. Les grands discours sur l’émergence et la modernisation resteront des vœux pieux si nous ne mettons pas les moyens à la hauteur de nos ambitions.
Cela exige des décisions courageuses. Tripler, quadrupler notre investissement en R&D pour atteindre au minimum 2% du PIB d’ici 2030. Créer un véritable statut pour les chercheurs et les innovateurs, avec des rémunérations attractives. Établir des partenariats stratégiques avec les meilleures universités mondiales. Lancer des programmes sectoriels ambitieux dans les domaines où le Maroc peut devenir leader: énergies vertes, agriculture de précision, économie bleue, intelligence artificielle appliquée.
Former les innovateurs de demain: l’école comme premier laboratoire
L’innovation n’est pas qu’une question budgétaire. C’est un état d’esprit, une culture, une vision de société. Et cette culture doit se construire dès le plus jeune âge. Aujourd’hui, notre système éducatif forme essentiellement des exécutants, pas des créateurs. De l’école primaire à l’université, nous privilégions la mémorisation sur la réflexion, la conformité sur la créativité, la reproduction sur l’expérimentation.
Regardez nos salles de classe: des élèves assis en rangées, silencieux, récitant des leçons apprises par cœur. Où sont les espaces de création? Où sont les projets collaboratifs? Où sont les défis à résoudre, les problèmes réels à affronter? L’innovation ne s’enseigne pas dans des cours magistraux. Elle se cultive dans des environnements qui encouragent la curiosité, récompensent l’initiative et transforment l’erreur en opportunité d’apprentissage.
Nous devons repenser radicalement notre pédagogie. Introduire dès le primaire des ateliers de créativité et de résolution de problèmes. Intégrer au collège et au lycée des modules obligatoires de pensée critique, de design thinking, d’entrepreneuriat. Transformer nos universités en véritables incubateurs d’innovation, où la recherche appliquée dialogue constamment avec le monde économique, où les étudiants créent des prototypes et lancent des startups avant même d’obtenir leur diplôme. Pour ma part, je prône l’idée de créer un laboratoire d’innovation au sein du conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique pour accompagner cette dynamique de rupture.
La transformation doit être systémique: former nos enseignants aux pédagogies innovantes, équiper nos établissements en outils numériques et espaces collaboratifs, créer des passerelles entre l’école et l’entreprise dès le secondaire, valoriser les parcours atypiques et les talents créatifs autant que les parcours académiques classiques.
Le syndrome de la tentabilité immédiate: quand le court-termisme tue l’avenir
Mais l’obstacle le plus redoutable à l’innovation au Maroc ne réside pas seulement dans nos budgets ou nos écoles. Il se trouve au sein de nos entreprises. Trop de chefs d’entreprise restent prisonniers d’une logique de rentabilité immédiate, incapables de lever les yeux de leurs tableaux trimestriels pour voir l’horizon qui se dessine.
Cette myopie stratégique est compréhensible: dans un environnement économique parfois imprévisible, la tentation est grande de privilégier les gains rapides, les investissements sûrs, les chemins déjà balisés. Mais c’est précisément cette frilosité qui condamne nos entreprises à rester éternellement dans la sous-traitance et la concurrence par les coûts.
Combien d’entreprises marocaines investissent réellement dans la R&D? Combien consacrent plus de 1% de leur chiffre d’affaires à l’innovation? Combien ont une stratégie claire de développement de produits ou services à forte valeur ajoutée? La réponse est brutale: une infime minorité. La majorité préfère optimiser l’existant plutôt que d’inventer le futur, réduire les coûts plutôt que créer de la valeur, imiter les leaders plutôt que de devenir leaders.
Ce paradigme doit changer radicalement. Les dirigeants d’entreprise doivent comprendre qu’à l’ère de la disruption technologique, l’immobilisme n’est pas une stratégie de survie, c’est une garantie d’obsolescence.
Le Maroc a besoin d’entrepreneurs, de leaders visionnaires qui acceptent d’investir aujourd’hui pour récolter demain, qui considèrent la R&D non comme un coût mais comme le moteur de leur croissance future, qui comprennent que l’innovation est le seul rempart durable contre la concurrence mondiale.
Les pouvoirs publics ont un rôle à jouer dans cette transformation: des incitations fiscales agressives pour les entreprises qui investissent dans la R&D, des mécanismes de partage des risques pour les projets innovants, une commande publique qui favorise l’innovation locale plutôt que le prix le plus bas.
Une question de vision
C’est accepter que l’investissement dans la matière grise rapporte plus, à long terme, que l’investissement dans le béton. C’est comprendre que dans un monde en mutation accélérée, seuls survivent ceux qui créent la rupture plutôt que de la subir.
Les nations qui domineront le XXIème siècle ne seront pas celles qui possèdent le plus de ressources naturelles, mais celles qui génèrent le plus de ressources intellectuelles. Le Maroc peut-il se permettre d’être absent de cette compétition? Peut-il condamner ses générations futures à être éternellement consommatrices de ce que d’autres inventent?
Chaque budget qui néglige la R&D hypothèque l’avenir. L’innovation n’est pas une option parmi d’autres: c’est la condition sine qua non de notre développement durable et de notre souveraineté. Il nous faut juste mettre en œuvre les orientations de Sa Majesté le Roi.






