Tribune. La grammaire coloniale de la résistance: Taleb Alisalem et le paradigme de la militance racialisée

Taleb Alisalem, alias Taleb Sahara.

TribuneCe que Taleb Alisalem présente comme un combat est en réalité un discours d’exclusion, aligné sur les matrices idéologiques de la droite espagnole. À travers son discours, il construit une figure de l’ennemi intérieur: le Marocain, brandi comme preuve vivante d’un complot géopolitique fomenté par Rabat. Aucun fait solide, aucune démonstration rigoureuse: seulement l’insistance paranoïaque d’un narratif racial prêt-à-porter. Éclairage de Lahcen Haddad.

Le 26/07/2025 à 09h41

Taleb Alisalem, connu sur X sous le nom de Taleb Sahara, est un soi-disant «militant sahraoui» basé en Espagne dont la notoriété repose moins sur la rigueur intellectuelle que sur sa capacité à mobiliser des discours raciaux et sécuritaires contre le Maroc. En se présentant comme voix de la résistance sahraouie, il recycle avec opportunisme les narratifs de l’extrême droite espagnole — criminalisation des migrants, infiltration par l’Islam politique, «guerre hybride» — pour nourrir une rhétorique morophobe dangereusement alignée sur les logiques postcoloniales qu’il prétend dénoncer.

Dans ses tribunes, comme celle publiée dans ABC à propos de Torre Pacheco (le 9 juillet 2025 à Torre Pacheco, région de Murcie, en Espagne, l’agression isolée d’un homme blanc de 68 ans a été suivie d’une vague de violences racistes contre les Marocains et Maghrébins, attisée par des rumeurs non vérifiées sur les réseaux sociaux et instrumentalisée par des groupes d’extrême droite), Taleb Alisalem instrumentalise les tensions sociales et la diaspora marocaine pour accuser Rabat de manipulation géopolitique, sans jamais produire de preuves sérieuses. Sous couvert de militantisme identitaire, Taleb construit une figure du Marocain comme menace structurelle, tout en donnant à l’Europe blanche et sécuritaire le confort moral d’un «natif» qui confirme ses pires fantasmes.

Après les indépendances, Frantz Fanon avertissait que le plus grand danger pour les mouvements de libération résidait dans l’intériorisation des logiques coloniales, sous couvert de résistance. Aujourd’hui, des figures comme Taleb Alisalem illustrent une mutation troublante de cet avertissement: des militants des politiques identitaires qui, au nom de l’émancipation, reproduisent les mêmes épistémologies du racisme, de la hiérarchie et de l’essentialisme que le pouvoir colonial utilisait pour dominer le «natif». Dans cet essai, je soutiens que Taleb Alisalem représente un cas paradigmatique de militance postcoloniale racialisée, qui mobilise la morophobie eurocentrique pour définir l’«identité», tout en sapant la légitimité morale et ontologique du sujet qu’il prétend vouloir libérer.

Mais au-delà du simple discours militant, c’est la mécanique psychique de ce positionnement qui mérite d’être déconstruite. Pour comprendre comment Taleb Alisalem érige le Marocain en figure repoussoir, il faut interroger les soubassements inconscients de cette construction identitaire. Car derrière chaque dénonciation publique se rejoue une angoisse intime — celle d’une identité menacée, en quête de pureté et de cohérence.

I. La séduction psychanalytique de la pureté

La rhétorique de Taleb Alisalem tourne autour d’un fantasme de pureté raciale et morale, opposant le «Sahraoui civilisé» au supposé «Marocain délinquant». À travers le prisme de la psychanalyse freudienne et lacanienne, on y décèle un mécanisme classique de projection et de bouc émissaire. L’Autre abject — en l’occurrence, le migrant marocain — sert à stabiliser une image de soi sahraouie profondément fragile. Ce mécanisme construit une identité par négation: je suis sahraoui parce que je ne suis pas marocain. Tracer cette frontière symbolique est une réponse à l’angoisse postcoloniale: une tentative de fixer une identité face à la fragmentation historique, à l’hybridité et à l’ambiguïté géopolitique.

Mais cette négation de l’Autre est une impasse: comme le rappelle Judith Butler, l’identité n’est jamais autosuffisante; elle est toujours relationnelle, citative et enracinée dans le pouvoir. Le sujet sahraoui tel que le construit Taleb Alisalem n’est pensable qu’à travers la dislocation du Marocain. Ce n’est pas de la libération, mais une répétition psychique de la pensée raciale coloniale.

II. L’instrumentalisation raciale du migrant

Les affirmations de Taleb — selon lesquelles le Maroc «exporterait des délinquants» vers l’Espagne dans le cadre d’une guerre hybride — reprennent mot pour mot les récits complotistes de l’extrême droite mondiale. L’ironie est brutale: en cherchant à diaboliser l’État marocain, il recycle le même discours raciste que celui utilisé par Vox, le Rassemblement National ou l’AfD pour exclure tous les Maghrébins de l’imaginaire politique européen.

Ici, Taleb illustre ce que Paul Gilroy appelait les «nouvelles raciologies»: des acteurs postcoloniaux qui cooptent la biopolitique raciale au service de projets ethnonationalistes. En présentant les migrants marocains comme délinquants par défaut, il reproduit le trope colonial du «natif inassimilable», dont la seule présence menacerait l’intégrité de l’État occidental. Ce n’est pas une critique anticoloniale; c’est du ventriloquisme racial.

Plus troublant encore est son utilisation des grâces d’État comme preuve: il suggère que les prisonniers marocains libérés en fin de peine seraient «armés» pour commettre des crimes en Europe. Aucune donnée, aucune causalité, juste une inférence paranoïaque. Son accusation ne repose pas seulement sur un vide empirique; elle est conceptuellement perverse. Elle s’inscrit parfaitement dans ce qu’Edward Said appelait une «parodie de libération»: mobiliser les cadres coloniaux de contrôle et de suspicion au nom d’une liberté postcoloniale.

III. Identité comme fétiche, race comme outil

La contradiction du discours de Taleb Alisalem réside dans le fait que, tout en invoquant le langage anticolonial — «libération», «résistance», «autodétermination» — il utilise la race comme une arme tactique. Or, comme l’enseignait Stuart Hall, la race n’est pas une base solide sur laquelle fonder une identité. C’est un signifiant flottant, façonné par le travail idéologique du pouvoir.

Taleb instrumentalise la race pour diviser, criminaliser et stigmatiser, réintroduisant les logiques coloniales de classification raciale dans le discours de la résistance. Il ne démantèle pas la colonialité du pouvoir: il la reconfigure avec de nouvelles cibles. C’est de l’identité-fétiche: un idéal réifié et purifié qui occulte la complexité, la pluralité et l’histoire partagée des peuples maghrébins.

Des penseurs postcoloniaux comme Achille Mbembe ou Homi Bhabha nous ont montré que l’identité est toujours impure, toujours en devenir. La construire sur un socle d’exclusion n’est pas seulement politiquement dangereux: c’est philosophiquement insoutenable. Cela transforme la différence en déviance, et la solidarité en soupçon.

IV. L’économie politique de la morophobie

Le discours de Taleb ne peut être dissocié d’un contexte européen plus large où la morophobie — cette peur racialisée du Marocain — est de plus en plus utilisée pour façonner les politiques migratoires et les équilibres diplomatiques. Ses récits ne sont pas isolés: ils alimentent une économie transnationale de la peur, visant à dévaluer les partenariats stratégiques du Maroc en Afrique et en Méditerranée.

Mais voici la grande contradiction: tandis qu’il accuse le Maroc d’utiliser les migrants comme pions, il les instrumentalise lui-même comme symboles politiques. Il invoque la figure du prisonnier marocain, dépouillé de nom, de voix et d’humanité, pour jouer une performance rhétorique de pureté sahraouie. Le migrant devient un simple écran, sur lequel se projettent fantasmes de contamination, criminalité et complot géopolitique.

Ce n’est pas de l’anti-impérialisme. C’est la reproduction du pouvoir impérial, cette fois entre les mains du militant postcolonial.

V. Conclusion: le piège de l’identité réactive

Le discours de Taleb Alisalem illustre les dangers de ce que j’appelle la politique de l’identité réactive: la construction du soi non pas à travers une libération affirmative, mais par la négation de l’Autre. Ce n’est pas une politique du devenir, mais une politique de la frontière.

Comme le disait Fanon, «l’opprimé finit toujours par croire le pire sur lui-même». Taleb va plus loin: il croit le pire des autres pour mieux justifier une vertu imaginée. Mais ce faisant, il ressuscite les squelettes de la pensée raciale coloniale, tout en les déguisant en résistance.

La véritable libération ne passe pas par des boucs émissaires. Elle exige la solidarité, la pluralité, et un rejet total des logiques raciales — surtout lorsqu’elles prétendent s’appeler émancipation.

Par Lahcen Haddad
Le 26/07/2025 à 09h41