Ces défaites militaires ont d’abord fragilisé les Gardiens de la Révolution, ainsi que les factions les plus radicales du régime.
Le Guide suprême, Ali Khamenei, se retrouve aujourd’hui confronté à une épreuve majeure: accepter des compromis pour tenter de préserver un régime islamique en perte de légitimité.
La pression est multiple et croissante: sanctions économiques imposées par les États-Unis, isolement diplomatique en raison du programme nucléaire, et surtout, une société iranienne de plus en plus critique et réfractaire aux dogmes du pouvoir.
Dès 2021, avec l’arrivée au pouvoir des conservateurs à la faveur de l’élection d’Ebrahim Raïssi à la présidence, les cercles dirigeants ont pris la mesure de l’urgence.
Un changement de cap stratégique au niveau national s’est alors esquissé. Il s’agissait d’ouvrir la voie à des négociations avec Washington en vue d’une levée des sanctions économiques, de renforcer les relations avec les pays voisins — à commencer par l’Arabie saoudite — et de prendre progressivement ses distances avec le réseau des «proxies».
Mais cette orientation s’est heurtée aux profondes divisions au sein même du camp conservateur.
En juin 2024, la ligne d’ouverture a été réaffirmée avec l’élection à la présidence du réformateur Massoud Pezeshkian — un choix validé par le Guide suprême, Ali Khamenei, faute d’alternative viable pour préserver la stabilité du régime.
Ce projet de repli stratégique a toutefois été rapidement mis à mal par une série d’événements déclenchés par Israël.
Le renversement du régime de Bachar al-Assad en Syrie, en décembre 2024, suivi de la défaite militaire du Hezbollah au Liban et du Hamas à Gaza, ont contraint Téhéran à repenser en profondeur sa politique, tant sur le plan intérieur qu’international.
Il ne s’agissait plus seulement d’un recentrage pragmatique, mais d’un réajustement stratégique face à une reconfiguration régionale brutale.
L’ambition de créer un «arc chiite» s’était accompagnée, ces dernières années, d’une tentation expansionniste visant à établir un corridor vers la Méditerranée.
Pour de nombreux analystes, cette posture avait nourri le dogme de la «menace iranienne», désignant l’Iran comme un État islamiste et impérialiste dont l’objectif prioritaire serait la déstabilisation du Proche-Orient, puis de l’Europe via la façade méditerranéenne.
Mais en décembre 2024, ce schéma s’est retourné contre Téhéran.
Loin d’un impérialisme assumé, c’est un État profondément nationaliste qui se révèle, attaché avant tout à la défense de ses frontières et à la préservation de sa souveraineté.
Il faut rappeler qu’un tournant majeur avait déjà eu lieu huit mois plus tôt, dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, lorsque l’Iran a lancé plus de 350 drones et missiles directement depuis son territoire en direction d’Israël — une première, opérée sans recourir à l’arsenal du Hezbollah.
«Dans ce contexte tendu, un élément demeure: la vitalité du nationalisme iranien et un consensus implicite autour de la préservation de l’État, perçu comme une continuité millénaire. »
— Mustapha Sehimi
Ce geste spectaculaire marquait un changement de doctrine: assumer ouvertement, sur le plan militaire, la défense de ses intérêts nationaux, sans délégation à ses alliés traditionnels.
Téhéran affirmait ainsi sa décision de défendre seul son territoire, son régime politique et son programme nucléaire.
Avec la chute du régime Bachar El Assad, c’était la fin de «l’axe de la résistance».
Les Iraniens, dans leur majorité, accueillent avec soulagement l’arrêt des opérations militaires extérieures et la fin des dépenses colossales engagées au-delà des frontières — à l’image des quelque 30 milliards de dollars investis en prêts et en soutien militaire en Syrie depuis quinze ans, dont le remboursement semble désormais illusoire.
Car la situation économique et sociale en Iran est d’une extrême fragilité.
La croissance plafonne à 0,3 %, l’inflation oscille entre 30 et 40 %, le rial a perdu plus de 50 % de sa valeur en l’espace de six mois, et si le taux de chômage officiel est de 8 %, il grimpe à 23 % chez les jeunes de 20 à 24 ans et atteint 35 % chez les femmes.
Environ 30 % de la population — soit entre 25 et 30 millions de personnes — vit désormais sous le seuil de pauvreté.
Le pays est par ailleurs confronté à une crise énergétique chronique, à une pénurie hydrique aiguë dans la capitale, à des vagues de grèves massives et à une montée visible des formes de résistance sociale.
C’est une crise multidimensionnelle qui étreint l’Iran, où la pression s’intensifie à la fois de l’intérieur et de l’extérieur.
Si la nécessité de transformations profondes semble désormais incontestable, les Iraniens demeurent, in fine, attachés à la sécurité et à la stabilité de l’État.
Toute la question est donc de savoir d’où pourrait émerger un changement qui éviterait de précipiter le pays dans le chaos.
Le Guide suprême, Ali Khamenei, dispose-t-il encore de l’autorité morale et des leviers institutionnels nécessaires pour imposer des choix difficiles, et négocier d’ultimes compromis?
Comment réagiront les millions de membres — actifs ou anciens — des Gardiens de la Révolution, et tous ceux qui dépendent du système sur les plans politique, économique et symbolique?
Dans ce contexte tendu, un élément demeure: la vitalité du nationalisme iranien et un consensus implicite autour de la préservation de l’État, perçu comme une continuité millénaire.
Cette réalité culturelle et historique impose le recours au pragmatisme, comme cela fut déjà le cas à plusieurs moments-clés: lors du cessez-le-feu avec l’Irak en 1988, avec la signature de l’accord nucléaire par Ali Khamenei en 2015, ou encore, plus récemment, avec la décision du 15 décembre 2024 de suspendre la loi controversée sur le «hijab et la chasteté».
Aujourd’hui, le Guide tente de maintenir un équilibre institutionnel de plus en plus précaire.
Mais quelle forme de régulation pourrait encore émerger entre une opposition radicale alimentée par les échecs, des conservateurs opportunistes, des réformateurs pragmatiques, et plus de 90 millions d’Iraniens en quête de changement, sans renoncement à la stabilité?





