Les deux hommes n’ont de commun que l’exercice du même métier: le journalisme d’opinion. A la différence près que, l’un, à savoir le chroniqueur saoudien Jamal Khassoggi, a été brutalement assassiné au sein du consulat de son pays à Istanbul. L’autre, Taoufik Bouachrine est le patron d’Akhbar Al Yaoum. Il a été arrêté, poursuivi et condamné à 12 ans de prison ferme pour des viols répétés et «abus de pouvoir à des fins sexuelles». Le tout documenté dans des vidéos qui en fournissent la preuve irréfutable.
Son procès en appel est ouvert depuis avril dernier et c’est sans doute la raison pour laquelle sa défense opère ces derniers jours des rapprochements pour le moins hasardeux entre les deux personnages. L’objectif n’est autre que de donner une dimension internationale à une affaire, celle de Taoufik Bouachrine, qui relève du droit commun régi par le code pénal marocain, avec des chefs d’inculpation bien précis: «traite d'êtres humains», «abus de pouvoir à des fins sexuelles», «viol et tentative de viol», et ce, envers huit plaignantes.
Nous apprenons ainsi, ce vendredi 17 mai, dans un communiqué édité par une obscure agence de communication que l'avocat britannique Rodney Dixon, conseil de Bouachrine, a saisi la rapporteuse spéciale de l'ONU sur les exécutions extrajudiciaires pour qu’elle prenne «connaissance des échanges entre le journaliste et son homologue saoudien, Jamal Khashoggi», assassiné en octobre 2018.
Lire aussi : Affaire Bouachrine: le «Me too» à géométrie variable de HRW
Dixon va plus loin en enjoignant à la rapporteuse de «demander aux autorités marocaines l'accès au téléphone» de son client. Il est ainsi «précisé» que dans un échange de messages entre octobre 2017 et janvier 2018, Khashoggi, qui se savait menacé, «avait appelé Taoufik Bouachrine à la plus grande prudence après ses articles sur Mohammed Ben Salmane», le prince héritier d'Arabie saoudite, lui recommandant d’éviter de se rendre en Arabie saoudite.
On ne saurait pas comment, mais d’après cet avocat britannique, «les messages contenus dans le téléphone [de Bouachrine, Ndlr] contribueraient à l'enquête menée par Agnès Callamard» sur la disparition de Khashoggi. Agnès Callamard étant la Rapporteure spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires au Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme.
Cette sortie a tout d’une fuite en avant et elle pousse à se poser plus d’une question. Si des relations entre Bouachrine et Khashoggi sont envisageables, en quoi conseiller à ce patron d’un quotidien marocain d’éviter de voyager en Arabie saoudite renseignerait sur quoi que ce soit sur l’assassinat du journaliste saoudien?
L’avocat demande donc l’accès au téléphone de Bouachrine pour examiner ses échanges avec Khashoggi. Or, le portable du Saoudien assassiné est entre les mains des autorités turques. En plus, l’on sait que le smartphone de Jamal Khashoggi est resté entre les mains de sa fiancé qui l’a remis aux autorités turques. C’est donc à celles-ci que cette question devrait être posée.
Autre zone d’ombre: il est indubitable que Rodney Dixon cherche à attirer l’attention sur «son» affaire, celle de Taoufik Bouachrine, en faisant un lien très hasardeux avec le meurtre au retentissement mondial de Jamal Khashoggi. En quoi les échanges entre Bouachrine et Khashoggi peuvent-ils servir dans le procès du Marocain? Les chefs d’inculpation retenus contre Bouachrine relèvent d’un autre registre. Rodney Dixon oublie cependant qu’il a été mandaté par Bouachrine, et une question reste posée: celle de l’utilité de ce mélange des genres et de deux affaires bien distinctes, alors que les motifs d’inculpation qui ont conduit au procès du patron d’Akhbar Al Yaoum sont bien clairs. Tenter de faire ainsi diversion sur un procès pour des viols répétés en le grimant aux couleurs de l’affaire Khashoggi, qui a défrayé la chronique à l’échelle planétaire, est non seulement vain, mais aussi particulièrement contreproductif.
Nous sommes bien évidemment en face de deux affaires, aux motifs, aux portées, aux enjeux et, disons-le clairement, aux natures diamétralement opposées. Mais entre un assassinat visant à faire taire l'un et un procès, qui s’est basé sur des plaintes, des preuves, des témoignages irréfutables et les garanties d’un jugement équitable, certains –dont Rodney Dixon– n’hésitent pas à franchir le pas.
Lire aussi : Affaire Bouachrine: la famille se passe des services de l’avocat Rodney Dixon
Associer les deux noms dans le seul but de s’assurer un peu d’éclat à l’international relève, pour le moins, de l’indécence. Ou serait-ce là une tentative de revenir sous les feux de la rampe pour Rodney Dixon? Alors que la famille Bouachrine l’a déjà remercié, en septembre 2018, étant donné qu’elle ne pouvait se permettre le luxe de s’attacher plus encore ses très onéreux services?
En effet, chaque communiqué que cet avocat britannique émettait au nom de son client, et qui n’avait aucun impact auprès des médias ou de l’opinion publique (généralement, ces communiqués étaient repris par la seule publication du journaliste poursuivi pour viols), coûtait à la famille entre 20.000 et 30.000 euros.
Des communiqués émis au mépris le plus absolu de la dignité des nombreuses victimes de Taoufik Bouachrine. Des victimes qui n’ont pas eu le droit d’être entendues par ceux-là même qui, sous d’autres cieux, n’hésitent pas à jouer la carte des droits des femmes pour se faire entendre. En somme, des droits à géométrie (et à géographie) variables. En cherchant à associer Bouachrine à Khashoggi, Rodney Dixon utilise une tactique qui vise à rendre marginal le fond de l’affaire: l’abus de huit femmes qui sont bien vivantes et bien réelles. Très peu probable que cette manœuvre aboutisse.