Portrait. Mohamed Moubdiî, la chute d’un puissant parti de rien

Le parcours et la personnalité de Mohamed Moubdiî, le député et ancien ministre actuellement incarcéré à Oukacha, sont étonnants à plus d’un titre. Voici comment l’enfant de Fqih Bensalah est parvenu à se hisser jusqu’aux plus hautes fonctions, en célébrant au passage un mariage digne des Mille et une nuits, scellant une alliance avec une grande famille française, Chaban-Delmas, avant d’entamer une descente aux enfers qui l’a mené, aujourd’hui, derrière les barreaux.

Le 11/05/2023 à 14h33

Le landerneau politique marocain a parfois le don d’enfanter quelques figures hautes en couleur, dont le parcours, mêlant fulgurances et zones d’ombre, pourrait fournir un riche tissu à la trame d’une série à succès sur Netflix.

Mohamed Moubdiî, ancien ministre et sémillant député, en est un typique exemple. Personnage truculent, dont la bonhomie cache mal la vivacité d’esprit, l’homme s’est construit une confortable fortune, doublée d’une flamboyante carrière politique, toutes deux prenant départ dans sa ville de Fqih Bensalah.

Sa ville? Bien des natifs de la cité de Beni Amir contesteraient une telle assertion. Pour eux, il est et restera à jamais un étranger. Ce «venu d’ailleurs», on se plaît à rappeler ses origines avec un surnom, le «Serghini».

Difficile de leur donner tort. C’est bien depuis Kelâat Sraghna, à l’orée de l’indépendance du Maroc, que les Moubdiî étaient venus chercher fortune à Fqih Bensalah, élisant domicile dans une modeste demeure dans le quartier Hafir, alors l’un des plus pauvres de la ville.

Et c’est dans ce voisinage peu nanti que Mohamed Moubdiî a vu le jour en 1954, un passé qu’il s’est toujours évertué à voiler, se prétendant issu d’une famille d’agriculteurs. «Sa famille ne faisait pas partie des propriétaires terriens de la région. On ne peut pas dire qu’il descend d’une famille d’agriculteurs», réfute l’une de ses vieilles connaissances.

Le père tenait quand même à la scolarisation des enfants et, dans cette localité perdue du Tadla, il n’y avait d’autre voie que celle de l’école publique. Là aussi, l’intéressé se serait plu à enjoliver les faits, décidément l’un de ses travers indélébiles.

«Il dit avoir étudié au lycée technique de Marrakech, mais c’est faux. Il n’a jamais quitté Fqih Bensalah, où il a bataillé pour obtenir un baccalauréat au lycée Al Kindi, sans succès», confie une source qui l’a côtoyé dans les rangs du Mouvement populaire (MP).

De Fqih Bensalah à Alès

Qu’à cela ne tienne. Au début des années 1970, même sans baccalauréat, il était encore possible d’intégrer la fonction publique.

Grâce, dit-on, à quelques interventions, Mohamed Moubdiî atterrit au ministère de l’Energie et des mines. Il y est recruté avec le grade d’adjoint technique, dans un service qui travaillait, déjà, sur les énergies renouvelables et qui est l’ancêtre de l’actuel CDER (Centre de développement des énergies renouvelables). Une tranquille carrière de fonctionnaire en perspective? Trop peu pour le «Serghini». Et l’avenir, ou la providence, lui donnera raison.

En 1976, il est question, au sein dudit service du ministère, d’envoyer des cadres marocains se former en France, précisément à l’Ecole nationale supérieure des techniques industrielles et des mines d’Alès, dans le département du Gard. À l’époque, l’établissement n’était pas encore une école d’ingénieurs, mais les stages de perfectionnement qu’il offrait aux techniciens en exercice avaient quasiment valeur de diplôme.

L’opportunité est trop belle pour le jeune et ambitieux Moubdiî. Mais il y a un hic: pour faire partie du voyage et intégrer ladite école, il fallait justifier au moins d’un baccalauréat, sésame dont il était dépourvu.

Son salut viendra d’un nouveau coup de pouce, cette fois-ci mieux identifiable. Probablement séduit par son audace et sa pugnacité, Mohamed Tougani, alors ministre de la Fonction publique, intervient pour lui délivrer un certificat faisant équivalence. Direction l’Hexagone!

On sait bien peu de choses de ce premier séjour en France de Mohamed Moubdiî. Mais ce qui est certain, c’est que cette formation lui a ouvert de nouvelles perspectives.

Peu de temps après son retour au Maroc, il est bombardé patron du service chargé de l’électrification du monde rural, puis, dès 1987, il est nommé à la tête du service des Affaires générales et administratives au ministère de l’Energie et des mines.

Son ascension au sein de la fonction publique se poursuit en 1992, quand il est nommé secrétaire général du CDER. Elle s’y achève aussi, puisque ce sera son dernier poste au sein de ce ministère. Là où d’autres verraient une consécration, Moubdiî touche un plafond de verre, qu’il s’emploie à fissurer en fondant son propre cabinet d’études.

Pendant tout ce temps-là, on dirait que le «sans bac» faisait tout pour se délester de l’infamant qualificatif. Il multiplie alors les formations, écume les séminaires en France et aux Etats-Unis, et finit par s’incruster tant bien que mal dans différents organismes nationaux et internationaux en sa qualité de consultant. La respectabilité est enfin acquise, la notabilité suivra.

Un «pro» de la transhumance partisane

La rencontre avec Mostafa Rihani, célèbre inspecteur de l’enseignement à Fqih Bensalah, marque un nouveau tournant dans la vie de Mohamed Moubdiî, peut-être le plus décisif. Le premier faisait tout pour pousser les jeunes élites originaires de la ville à s’engager politiquement et à tenter leur chance lors des élections. Il prit presque naturellement le brillant consultant sous son aile, sentant chez l’homme les ingrédients idoines pour une belle carrière politique. Il eut le nez aussi creux qu’un cratère.

Le choix de Mohamed Moubdiî, en cette année 1997, se porte d’abord sur l’Union constitutionnelle (UC), et sous ses couleurs, il est élu député de Fqih Bensalah haut la main. Sauf qu’il rompt assez rapidement avec le parti du Cheval pour rejoindre le Mouvement national populaire (MNP) de feu Mahjoubi Ahderdane, puis le Mouvement démocratique social (MDS) de Mahmoud Archane.

Décidément volage en politique, il se présente ensuite aux élections sous la bannière de la Gauche socialiste unifiée (GSU, ancêtre de l’actuel Parti socialiste unifié ou PSU). Et après un court intermède en tant que «SAP» (sans appartenance politique), en 2022, il revient à l’un de ses premiers amours, en réintégrant le Mouvement populaire (MP).

Pro de la transhumance politique, assumant des convictions idéologiques pour le moins variables, Mohamed Moubdiî voue en revanche une passion constante pour les titres, avec une préférence particulière pour les présidences. Président de la commune de Fqih Bensalah depuis 1997, il coche également sur son CV les présidences de trois commissions parlementaires et celle du groupe parlementaire du MP. Celui qui appréciait de se faire appeler «Raïss» a même présidé le club de football local pendant dix ans, le «regretté» Ittihad Fqih Bensalah.

Doté d’un irrésistible bagout, amateur de bains de foule, allant jusqu’à visiter ses électeurs dans leur logis, dans les quartiers les plus pauvres, l’homme joue à fond la carte de l’authenticité, celle du «Ould chaâb» et du «3roubi» proche du peuple. Et ça fait mouche! À telle enseigne que même ce qui est censé lui nuire finit par lui profiter, comme cette photo en maillot de bain, allongé sur le rebord d’un bassin, qui a fait le tour des réseaux sociaux.

«C’est un populiste qui a su, un temps, se bâtir une enviable popularité. C’est une véritable machine électorale, qui sait parler aux femmes et aux jeunes, quitte à leur vendre des promesses faciles. Il lui est même arrivé de pleurer lors de ses meetings pour attendrir des électeurs», raconte une ancienne connaissance.

Mais ce cabotinage, avatar du populisme, a fini par s’émousser avec le temps. «Regardez les résultats des dernières élections communales. À cause de figures comme Moubdiî, le taux de participation local n’a pas atteint les 25%, alors qu’il dépasse les 50% au niveau national», explique un ancien cadre du MP.

En un temps record, Mohamed Moubdiî a réussi à devenir l’un des hommes les plus détestés de la ville, au sein de la population et plus encore chez les Marocains du monde, installés pour la plupart en Italie, qui voient, à chaque retour au bled, leur ville natale s’enfoncer dans l’anarchie et la pauvreté.

La famille Chaban-Delmas dans la «Nouala»

Loin de ce brouhaha, à cinq kilomètres de Fqih Bensalah, sur la route de Oued Zem, Mohamed Moubdiî a pris refuge dans une immense propriété qu’il nomme, par fausse modestie ou par malicieuse ironie, la «Nouala», à traduite par «hutte» ou «paillote» en langue française.

C’est dans cette gigantesque ferme qu’il a organisé, en octobre 2019, le mariage de son fils Adam avec la petite-fille de Jacques Chaban-Delmas, ancien Premier ministre et illustre figure du paysage politique français, toujours glorifié dans le Bordelais.

Digne d’un conte des Mille et une nuits, la fête a réuni, cinq jours durant, près de 400 invités et aurait coûté, au bas mot, plus de 20 millions de dirhams. Interrogé à l’époque par Le360 sur le caractère dispendieux des festivités, Mohamed Moubdiî avait répondu que tout était pris en charge par le marié, son fils, ingénieur travaillant pour une multinationale en France, la solidarité de la tribu (les fameuses offrandes) ayant couvert le reste des dépenses. Assez pour s’offrir des centaines de bêtes immolées pour les besoins du méchoui, préparé par le plus célèbre traiteur du Maroc et du continent?

«Il est d’une légendaire générosité. Aucun responsable haraki ne se rendait dans la région de Béni Mellal sans lui rendre visite dans sa ferme. C’est un spécialiste des zroud (festins, NDLR) qui peut régaler 10 comme 50 personnes avec un traitement VIP», affirme un cadre du MP.

Min ayna laka hada?

Reste la grande question que tout le monde se pose: comment Mohamed Moubdiî, le «roturier» qui a grandi dans le quartier Harif, est-il devenu un homme aussi fortuné, avec une «Nouala» dans la région de Fqih Bensalah et une grande villa du côté de Hay Riad, à Rabat? L’homme n’a jamais clairement répondu à cette question, et ceux qui le connaissent ou qui l’ont côtoyé n’apportent pas de réponse convaincante. Avoir été parlementaire ou élu local depuis 1997 n’a jamais transformé un fonctionnaire ou patron de bureau d’études en milliardaire, pas plus qu’un unique mandat de ministre (de la Réforme de l’administration) entre 2013 et 2016.

Les mauvaises langues évoquent des accointances, aussi douteuses que lucratives, avec les opérateurs de l’immobilier à Fqih Bensalah, voire d’obscures opérations de spoliation foncière.

Plus concret, un rapport de la Cour des comptes, en 2008, pointe quant à lui des dysfonctionnements portant sur des marchés publics à plusieurs millions de dirhams qui ont accusé beaucoup de retard, ou qui n’ont simplement jamais été livrés.

Les détracteurs de Mohamed Moubdiî l’accusent même d’avoir acheté des biens à l’étranger et installé une société en France au nom de son fils Adam.

La vérité, la stricte vérité, sera celle à laquelle aboutira la justice à travers la Chambre des crimes financiers près la Cour d’appel de Casablanca.

En attendant, Mohamed Moubdiî restera ce sympathique personnage politique qui déclare à l’envi sa passion pour le sfenj et qui bronze, torse nu, au bord d’une retenue d’eau, dans sa «Nouala».

Par Mohammed Boudarham
Le 11/05/2023 à 14h33