Voici quelques semaines à peine, le 22 novembre, l’extrême droite a enregistré une percée aux Pays-Bas. Le Parti pour la liberté (PVV), dirigé par Gert Wilders, a remporté 37 des sièges des 150 du Parlement, se classant ainsi en tête. Il n’est pas arrivé pour autant à former un gouvernement avec d’autres formations. En tout cas, ses résultats rappellent la prégnance de l’extrême droite en Europe depuis plusieurs années. Pour rappel, trois gouvernements sont actuellement composés de formations d’extrême droite: en Italie, avec la coalition menée par le parti post-fasciste Frères d’Italie, de Giorgia Meloni, présidente du Conseil des ministres; en Slovaquie, où Robert Fico est Premier ministre depuis octobre dernier grâce à l’alliance de son parti SMER avec les sociaux-démocrates du HLAS et la formation d’extrême droite, le Parti national slovaque; et en Hongrie, où Viktor Orban au pouvoir depuis 2010 est à la tête d’une coalition dirigée par son parti Fidesz.
Par ailleurs, l’extrême droite est membre de gouvernements dans d’autres pays européens. En Lettonie, où l’exécutif du conservateur Artus Krisjanis Karens comprend entre autres, depuis 2019, le parti Alliance nationale. En Finlande aussi, où le gouvernement du Premier ministre Petteri Orpo compte également un parti d’extrême droite, le Parti des Finlandais, arrivé deuxième aux législatives du 2 avril 2023 (20,1%), talonnant le Parti de la coalition nationale du Chef de l’exécutif (20,8 %).
Ailleurs dans le continent, l’extrême droite a également le vent en poupe. En Espagne, le Parti populaire d’Alberto Nunez Feijoo a noué des alliances dans les élections régionales avec le parti d’extrême droite Vox, fort de 12,38% des voix aux élections législatives de juillet dernier. En France, on a vu l’élection de 89 députés du parti Rassemblement national de Marine Le Pen, qui avait obtenu 43 % à l’élection présidentielle d’avril 2022. En Allemagne, l’AFD a progressé récemment aux élections municipales et régionales (Hesse, Bavière…), et en Autriche, l’extrême droite portée par le FPO est en tête des sondages dans la perspective des législatives de septembre 2024. Enfin, en Grèce, lors des parlementaires de juin dernier, 13 députés sont issus du parti Les Spartiates, proche du parti néonazi Aube dorée.
Quels sont les dénominateurs communs à ces électeurs européens qui permettent à la droite radicale et à l’extrême droite d’obtenir plus de voix, une tendance en forte progression depuis une dizaine d’années au moins? La crainte de l’immigration vient à l’esprit, ravivant la problématique existentielle de la sauvegarde de l’identité nationale et du «grand remplacement» décrié par certains. Mais il y a aussi autre chose: l’altérité non acceptée avec l’islam de la quasi-totalité des communautés de migrants. Au 1er janvier 2023, l’on comptait dans l’UE quelque 24 millions de citoyens non européens. Sur les 630.000 demandes d’asile déposées en 2022, un quart l’a été en Allemagne. La France est deuxième (19%), suivie de l’Espagne (10%), de l’Italie (8%) et de l’Autriche. Et les primo-demandeurs d’asile sur ce continent sont surtout des musulmans originaires de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak, soit globalement 40%. Il faut ajouter que l’amalgame fait entre musulman, immigré et terroriste pèse de tout son poids dans la perception faite de cette communauté. Ce qui ressort sans doute le plus a trait au «choc» des civilisations et des cultures entre des nations européennes, avec un fonds historique aux racines judéo-chrétiennes, et l’Islam jugé conquérant et agressif. L’on ne veut pas voir que la majorité des musulmans pratiquent un islam modéré, tranquille et apaisé, et qu’ils respectent les valeurs républicaines et sociales des pays d’accueil et de séjour.
Or, il y a de plus en plus d’hostilité à l’encontre des musulmans, souvent au quotidien. Les discours stigmatisants des uns et des autres se conjuguent avec des pratiques discriminatoires, voire des agressions physiques. L’extrême droite et bien des mouvements nationalistes en France, en Europe et ailleurs, ont trouvé de nouvelles opportunités politiques et électorales dans la construction et l’instrumentalisation de ce qui est baptisé «le problème musulman». De ce point de vue, l’islamophobie est en quelque sorte une «aubaine». Elle va plus loin que les limites inhérentes à une xénophobie et à un racisme brutal politiquement démonétisés. Elle s’emploie à tenter de s’affranchir d’un antisémitisme impopulaire et combattu par une conversion à la lutte contre «la menace islamiste» ou encore «le communautarisme» ou «l’islamisation ». Le prétexte mis en avant? Celui de la défense de la nation, de la sauvegarde de valeurs comme la laïcité et l’égalité des sexes.
Dans le champ social, bien des différences de principes se retrouvent sans doute entre les espaces partisans et politiques, mais il n’y pas de coupure idéologique nette pour ce qui concerne la question de l’islam. Et la transversalité sociale et politique de l’hostilité à cette religion fait de ce phénomène un cas à part dans l’expression du rejet de l’Autre. Rien d’étonnant dans ces conditions que ressurgisse la problématique d’une «nouvelle laïcité». Alors qu’elle est un instrument de reconnaissance de tous les cultes et d’émancipation des individus, la voilà qui se transforme, par touches et couches successives, en un marqueur. Et en outil d’exclusion.
Expliquer un fait social par un fait social, autrement dit par des facteurs historiques, économiques, sociaux et politiques: voilà le recadrage à faire. Il faut en effet laisser de côté une supposée «essence» religieuse des faits observés et s’interroger sur le sens du recours à la référence particulière de l’exercice «politologique» ou sécuritaire, celle qui s’emploie à légitimer l’alarmisme politique dominant sur l’islam en réduisant les musulmans, leurs désirs, leurs aspirations et leurs pratiques individuelles ou collectives à un agir strictement «religieux». Il semble nécessaire dans cette même ligne de ne pas minorer la pluralité et la complexité des pratiques sociales dont sont porteurs les musulmans. C’est une miniaturisation du «musulman» -comme celle de «l’immigré» ou du «beur»- qui est la charpente des fondements de l’islamophobie.
L’islamophobie demeure largement dans un enclos éditorial et politique. Les mêmes esprits et les mêmes plumes ont en fait un domaine réservé, un fonds de commerce bénéficiant d’une surmédiatisation sur les plateaux de télévision -les auteurs musulmans, pourtant bien capés… ne sont généralement ni invités ni associés. La logique du déni demeure: il s’agit de dénoncer les incantations contre l’islamophobie. L’usage du concept d’islamophobie ne servirait qu’à «construire» des positions de pouvoir dans le champ intellectuel ou religieux, afin de mobiliser des soutiens politiques sur une base identitaire à l’occasion des échéances électorales.
La terminologie «islamophobie» présente de nombreux atouts, et ce dans la perspective de la lutte contre les discriminations. Ce terme a en effet un fort potentiel évocateur. Il est incisif et explicite. Il rend visible un phénomène grave, condamnable, et vient mettre en relief un racisme latent. Il met à nu un phénomène imperceptible, se dissimulant peu prou derrière le principe de la liberté d’expression. Il permet de désigner une idéologie hostile aux musulmans, perceptible et identifiable au-delà d’actes anti-musulmans factuels.
Enfin, s’il arrive que l’islamophobie soit reconnue, il reste que la politique sécuritaire en Europe et ailleurs participe à la suspicion généralisée à l’encontre des présumés musulmans. Ils sont ainsi interpellés pour leur silence dans la défense des valeurs républicaines. La violence est présentée comme le symptôme d’une «maladie de l’islam , selon l’expression d’Abdelwahab Meddeb, dont la guérison résiderait dans l’administration d’un traitement de choc avec une forte médication de laïcité. Un cadrage néo-laïque. Une forme puissante de culturalisme. Une occultation des véritables raisons de la violence politique. Un legs qui remonte loin dans l’histoire: anti-orientalisme, colonisation, immigration postcoloniale, méconnaissance de l’Islam… En tout cas, ceci: l’islamophobie comme carburant de l’extrême droite. Une incrimination qui se généralise et qui dispense d’une appréhension des véritables maux des sociétés européennes.