Après sa reddition en 1847, débute la vie mal documentée et obscure de Abd-el-Kader. En France d’abord durant près de 6 ans de «captivité» où il reçut de hautes distinctions, mais surtout en Turquie (2 ans) et en Syrie (28 ans) de 1853 à son décès en 1883, une longue période de trente ans qui révèle un autre homme derrière le mythe, un prestidigitateur politique qui aidera les grandes puissances à s’accaparer le canal de Suez, deviendra un homme d’affaires redoutable, condamnera les insurrections en Algérie en 1871 où l’un de ses fils est pourtant engagé contre les forces coloniales françaises (Révolte de Mokrani, la plus importante insurrection depuis la prise d’Alger), ou encore tournera le dos à l’Islam pour devenir le fer de lance de la Loge des Pyramides, l’organisation maçonnique d’Égypte qui soutiendra activement l’installation des premières colonies juives en Palestine.
Abd-el-Kader «patriote français» selon ses biographes
Commençons par un portrait de Abd-el-Kader en France. L’historien Eric Anceau, spécialiste du Second Empire, résume ainsi cette relation ambigüe: «Le chef de l’État (Napoléon III) fit même verser une pension de 100.000 francs (portée à 150.000 francs en 1860, NDLR) (…) À Paris, Abd-el-Kader approuva le plébiscite rétablissant l’Empire et fut invité aux principales fêtes qui marquèrent le changement de régime. Le 2 décembre 1852, jour du rétablissement de l’Empire, il était aux Tuileries. Lorsqu’on apprit qu’il se rendrait à l’Opéra, les places se vendirent à un prix fabuleux. Lors de la représentation, il étreignit publiquement son ami, le «sultan» Napoléon III». Abd-el-Kader rendra visite à Saint-Cloud à l’empereur français, et aussi «visita la cathédrale Notre-Dame, et l’Imprimerie nationale où lui fut montrée la traduction imprimée de ses engagements (humiliation cruelle, ces engagements étaient le texte de soumission de Abd-el-Kader de 1847, NDLR), se recueillit sur le tombeau de Napoléon Bonaparte», passa une revue militaire à Satory sur le cheval blanc que venait de lui offrir l’empereur et «au terme d’un voyage triomphal à travers la France, il s’embarqua à Marseille pour Constantinople, le 21 décembre 1852 et arrivera le 3 janvier 1853» (Napoléon III et Abd-el-Kader, 2008)
Abd-el-Kader recevra plusieurs distinctions, dont la Grand-croix de la Légion d’honneur de France, la Grand-croix de l’Ordre du Sauveur ainsi que l’Ordre du pape Pie IX du Vatican. On retrouve dans les biographies consacrées à l’époque à Abd-el-Kader cette notion de «patriote français», effacée du discours officiel après 1962. Dans la toute première biographie rédigée en 1863, Alexandre Bellemare développe l’idée centrale que l’aboutissement de la «carrière politique et militaire d’Abd-el-Kader était le service de la France» (p. 8, Abd-el-Kader, sa vie politique et militaire, 1863, BNF). Soixante ans plus tard, Paul Azan commet en 1925 un opus sans appel où il considère l’émir comme «un patriote français. De l’obscurantisme religieux, il était passé à la civilisation au travers de sa soumission à la France. Il devenait le symbole de cet acte» (p.27, «Abd el-Kader, du fanatisme musulman au patriotisme», BNF). Plus proche de nous, un autre biographe, Louis Lataillade, considère en 1984 que Abd-el-Kader est «un ami de la France» («Abd el-Kader, adversaire et ami de la France», Pygmalion).
L’émir le rendra bien à la France. Dès qu’il s’installe en Syrie, à Damas, il rédige en 1855 une épître ubuesque aux Français, dans laquelle il déclare sa flamme patriotique: «Les habitants de la France sont devenus un modèle pour tous les hommes dans le domaine des sciences et du savoir» (rapporté par l’historien Jean-Pierre Filiu dans ses «Cours du Collège de France», 2018). Abd-el-Kader gardera un cordon ombilical avec la France dont il a pris la nationalité, effectuant trois séjours discrets de deux mois à chaque fois, en 1865, mais aussi en 1855 et en 1867 pour les deux expositions universelles de Paris, où la France expose son Empire exotique d’Afrique, dont le trophée «Algérie». Abd-el-Kader s’écriera devant l’édifice de l’exposition: «C’est un palais de l’intelligence animé par le souffle de Dieu» (in Eric Anceau).
Le rabatteur vénal du canal de Suez
C’est durant ces voyages en France qu’il est sollicité par son «ami» Napoléon III pour aider Ferdinand de Lesseps, le génial concepteur du canal de Suez. Abd-el-Kader soutient mordicus le projet de percement de l’isthme de Suez et va militer pour que l’Égypte accepte le chantier. Selon le biographe anglais Charles-Henry Churchill: «Si le premier coup de pioche ne fut donné qu’en 1859, Ferdinand de Lesseps dut bientôt recourir à l’influence d’Abd-el-Kader pour en poursuivre les travaux» (p.27, «La vie d’Abd-el-Kader», bibliothèque nationale du Royaume-Uni, 1867). Churchill va souligner l’implication totale du personnage qui achète à tour de bras des terres des Arabes avec l’argent de la société concessionnaire française, pour les lui refiler ensuite: «Manifestement désireux d’affirmer en Égypte son influence religieuse et politique et une présence concrète, l’émir projetait la mise en valeur du domaine de Bir Abou Bellah» (p.28). En guise de récompense, Ferdinand de Lesseps lui offrira une propriété luxueuse à Suez ainsi que des actions importantes dans la société concessionnaire. Abd-el-Kader assistera au conseil d’administration du 20 juillet 1865 de la Compagnie du canal de Suez. Le 17 novembre 1869, il est présent à l’inauguration du canal de Suez en compagnie de l’impératrice Eugénie, alors que son mari Napoléon III, malade, n’a pu faire le déplacement.
Avoir servi les intérêts français, fait de Abd-el-Kader dès lors un homme riche et puissant. Il cherche à venir vivre en Égypte, mais le sultan turc ne l’y autorise pas, préférant garder cet hôte encombrant en périphérie dans l’empire ottoman. L’émir soigne ses correspondances avec des hommes d’affaires et des politiques de premier plan de France, et commence bizarrement à acheter des terres en Palestine en vue des grands projets qui s’y préparent, mène une vie de palais avec des cohortes de serviteurs, se lance dans des affaires immobilières en Égypte et fréquente les notables syriens et la classe politique dans laquelle il mijote de jouer un rôle de premier plan. Sur les plans français, voici ce qu’écrit Sylvain Henry Cornac dans sa thèse de doctorat publiée par l’Université de Quebec à Montréal : «La France impériale devait intervenir plus directement en Syrie et Abd-el-Kader était une pièce maîtresse, une sorte de cheval de Troie. Ces perspectives se retrouvent dans l’historiographie française. Elles font continuellement fait de l’acte d’Abd-el-Kader en 1860 l’expression d’un changement de nature qui s’était opéré à travers sa défaite et sa détention en France. Son intervention aurait été la preuve de son ralliement au christianisme, et en définitive de son patriotisme français. Ce changement était le gage de la collaboration d’Abd-el-Kader» (p.288, «l’Emir Abd-el-Kader et les ottomans: l’itinéraire du dernier grand ayan de Damas (1832-1865)».
De la maçonnerie aux sirènes du sionisme
Désormais les archives de France ont rendu publiques les lettres échangées en 1861 entre Abd-el-Kader et les francs-maçons de la Loge Henri IV de France. Cette dernière cherche à l’accueillir dans ses rangs, en ami et grand patriote de la France: «C’est sous cette impression, que la Loge Henri IV, petit groupe de la grande famille maçonnique, a cru devoir vous offrir comme hommage son bijou symbolique. Ce modeste bijou n’a de valeur que par ses emblèmes: Équerre, Niveau, Compas – Justice, Égalité, Fraternité-(…) des frères qui vous aiment déjà comme un des leurs, et qui seraient fiers si des liens plus étroits leur permettraient de vous compter au nombre des adeptes de notre grande institution» («Lettre Loge Henri IV et Abd-el-Kader», 1861, BNF). Dans sa réponse, Abd-el-Kader accepte avec moult remerciements: «Pour que Vos Seigneuries sachent bien que j’ai le désir de m’associer à votre fraternité d’amour et à participer à vos vues dans la généralité de vos excellentes règles, car je suis disposé à y déployer mon zèle. Et lorsque vous m’aurez fait connaitre les conditions et les obligations qui me sont imposées, je les observerai fidèlement, conformément à ce que Vos Seigneuries m’indiqueront».
Certains historiens ont minimisé ces échanges épistolaires, arguant qu’il n’y avait pas de preuve que Abd-el-Kader a maintenu le lien avec la loge maçonnique de Paris. Cependant l’historien Thierry Zarcone dans «Le mystère Abd-el-Kader. La franc-maçonnerie, la France et l’islam», 2019, Éditions du Cerf) va retrouver les traces de l’émir en Égypte, à la Loge des Pyramides, à Alexandrie en 1864. Il apparait normal, dit l’auteur, que Abd-el-Kader ait été redirigé par les loges françaises vers une loge proche de sa résidence. Zarcone détaille les réunions formelles avec Abd-el-Kader précédant son intégration à la franc-maçonnerie. D’autres historiens évoquent tout autant cet engagement: «Sa visite à la loge maçonnique à Alexandrie en aurait été l’expression la plus vive» (p.334, Sylvain Henry Cornac). Churchill note également que son palais devient «un défilé ininterrompu de notabilité musulmane, juive et chrétienne (…) qu’il consolida à travers ses liens avec la franc-maçonnerie» (p.28). Mouloud Kebbache évoque plus intimement l’initiation de Abd-el-Kader à la Loge des Pyramides, à partir du 18 juin 1864, cinq ans avant l’ouverture du canal de Suez («Abd-el-Kader et la franc-maçonnerie française: une relation controversée», pp.95-111, in Publications de l’Université de Montréal, 2011). Qui plus est, le Grand Orient de France éditera une brochure spéciale en 1865 en son honneur. On notera aussi que l’homme de confiance de Abd-el-Kader, chargé d’affaires auprès de la France, était le franc-maçon Léon Juda Ben Duran d’une grande famille juive d’Alger qui lui est resté fidèle en Syrie, tout en le surveillant pour la France. On sait aussi que Abd-el-Kader réalisera un pèlerinage à Jérusalem pour prier sur le tombeau du Christ.
Cette appartenance franc-maçonne de Abd-el-Kader aura des répercussions terribles sur son destin final, entrainant l’homme d’affaires à appuyer les projets secrets du sionisme, comme le feront ses enfants sur trois générations, plusieurs auteurs relevant que les terres que Abd-el-Kader avait achetées allaient être revendues par lui de son vivant, mais surtout par ses héritiers, aux colons juifs de Palestine. Son petit-fils terrible, Mohamed-Saïd El Hassani, dit El-Djazaïri (1885-1970), vendit comme son père et son grand-père de nombreuses propriétés au Fonds national juif. Franc-maçon, il détient le plus haut grade au «Rite écossais ancien et accepté» et préside la Grande Loge libanaise pour le Liban et les pays arabes, dont il est le grand-maître en 1948, à la création de l’Etat d’Israël (in «Dictionnaire des francs-maçons arabes et musulmans» de Jean Marc Aractingi, Amazon Éditions, 2018».
Quant à la figure la plus controversée du clan familial, il s’agit sans aucun doute du fils de Mohamed-Saïd El Hassani (El-Djazaïri), Abderrazak arrière-petit-fils donc de Abd-el-Kader, qui va devenir sioniste et vivre dans des kibboutz jusqu’à la fin de sa vie. L’historien Klod Frydman écrira sur cet homme tourmenté: «Il considérait le sionisme comme porteur de germes de libération, au contraire des sociétés arabes gouvernées par des potentats autoritaires» («Le Grand-Orient en Orient», 2015, Éditions Edetis). Abderrazak écrira deux livres chez Maspero contre les pays arabes et pour appuyer la colonisation de la Palestine par Israël, et notamment son «Le conflit judéo-arabe, Juifs et Arabes face à l’avenir» (1961) où il laissera cette phrase: «Je ne considère pas le sionisme comme une entreprise que l’on peut qualifier de coloniale. Je ne connais pas non plus le problème palestinien» (p.24, Maspero). Selon une source fiable, André Combes qui dirige l’Institut d’études et de recherches maçonniques à Paris, Abderrazak était un franc-maçon de haut degré comme son père et son grand-père Abd-el-Kader. Il est, dit en substance l’auteur, «le correspondant entre le Grand Orient de France et le Grand Orient de Syrie» («La franc-maçonnerie sous l’Occupation», 2013, Éditions du Rocher). Abderrazak justifiera la vente des terres palestiniennes aux colons par sa famille en expliquant «que les juifs payaient la terre beaucoup plus cher que sa valeur, huit livres le dounam (1.000 m²) alors que le cours était de quatre» (in Klod Frydman). En Israël, Abderrazak s’installe dans le village de Migdal près de Tibériade et épouse une Israélienne, juive tunisienne d’origine autrichienne. Il est enterré dans le cimetière du kibboutz Afikim, une modeste tombe dirigée vers le Golan. Son nom n’est pas gravé, il y a une simple inscription «Dove Golan» (Colombe du Golan) et ses dates de naissance et de décès 1914–1998.