Le printemps sénégalais

Mustapha Sehimi.

ChroniqueLes Sénégalais ont porté, le dimanche 24 mars, Bassirou Diomaye Faye à la tête de l’État, au bout d’un processus électoral qui consacre le pays comme l’un des plus démocratiques de l’Afrique de l’Ouest. Pour autant, le nouveau président aura nombre de défis à relever, autant sur le plan institutionnel que sur les champs économique et social.

Le 28/03/2024 à 12h00

Démocratiquement, les électeurs sénégalais ont porté, le dimanche 24 mars, Bassirou Diomaye Faye à la tête de l’État, au bout d’un processus électoral qui consacre le pays comme l’un des plus démocratiques de l’Afrique de l’Ouest. Pour autant, le nouveau président aura nombre de défis à relever, autant sur le plan institutionnel que sur les champs économique et social.

Les urnes ont donc tranché. Démocratiquement, les électeurs sénégalais ont porté, le dimanche 24 mars, Bassirou Diomaye Faye à la tête de l’État. Les 7.371.890 électeurs inscrits l’ont ainsi élu au premier tour avec 54% des voix, contre 36% au candidat de la coalition, Amadou Ba, soutenu par le président sortant Macky Sall. La participation électorale a été de l’ordre de 61%. Ce scrutin a été ouvert après que le président a été désavoué par le Conseil constitutionnel, et c’est la première fois dans l’histoire du Sénégal qu’un Chef d’État qui organise les élections présidentielles n’est pas candidat à sa propre succession. Assurément, l’on a affaire à une dynamique du changement, une variante africaine de ce que l’on appelle le «dégagisme»…

Il faut rappeler le contexte particulier des semaines précédentes qui a conduit à cette nouvelle situation. Le 3 février dernier, à la veille de l’ouverture prévue de la campagne officielle, le président Macky Sall a annoncé le report sine die de l’élection présidentielle, dont le premier tour devait se tenir le 25 février. Deux semaines plus tôt, le Conseil constitutionnel avait publié la liste des candidats retenus pour l’élection, excluant deux responsables de l’opposition, le populaire Ousmane Sonko -alors emprisonné- et Karim Waden, fils et ministre de l’ancien président Abdoulaye Wade -évincé en raison de sa nationalité française lors du dépôt de sa candidature.

L’opposition, vent debout contre cette décision, demande la création d’une commission d’enquête parlementaire accusant deux membres de la juridiction constitutionnelle de corruption. Le 31 janvier, l’Assemblée nationale donne son accord, grâce au soutien d’une grande partie du camp présidentiel. La polémique qui suit permet à Macky Sall, opportunément, d’ajourner le scrutin, et le Parlement vote une loi le reportant au 15 décembre 2024. L’opposition y voit une manœuvre face au risque d’une défaite du candidat du pouvoir, Amadou Ba, ancien Premier ministre. La colère populaire s’étend. Le Conseil constitutionnel reprend la main, pourrait-on dire, en statuant et contredit Macky Sall qui termine son mandat le 2 avril et qui, donc, doit laisser la place. Victoire de la démocratie qui a mis fin à un passage à vide. De quoi consacrer de nouveau le Sénégal comme l’un des pays les plus stables et les plus démocratiques de l’Afrique de l’Ouest, même s’il n’est classé qu’au 19ème rang des États les plus démocratiques du monde en 2023 (index de The Economist). La démocratie sénégalaise, en l’espèce, se régénère et annule ce que l’opposition avait dénoncé comme un coup d’État constitutionnel…

La liste des candidats n’a jamais été aussi longue -pas moins de 19 dont, une femme, puis 17 après le retrait de deux d’entre eux. La recevabilité des candidatures exige, entre autres, soit la signature de 44.231 citoyens inscrits sur les listes, soit le parrainage par 13 députés ou par 120 élus locaux. Deux candidats sortaient du lot. D’un côté, Bassirou Diomaye Faye, le «plan B» du parti d’opposition Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), emprisonné pendant près d’un an pour «outrage à magistrat». Il remplace Ousmane Sonko, troisième de la présidentielle en 2019 (16%), dont la candidature a été rejetée à la suite de sa condamnation à deux ans de prison ferme pour «débauche de mineure», un dossier d’incrimination qu’il avait dénoncé comme fabriqué par le pouvoir. Durant sa campagne, cette fois-ci, il a bénéficié, avec Bassirou Dimaye Faye, d’une amnistie, une quinzaine de jours seulement avant le scrutin présidentiel du 25 mars. De l’autre côté, Amadou Ba, le successeur désigné de Macky Sall, a un profil peu politique, malgré ses précédentes fonctions gouvernementales (ministre de l’Économie puis des Affaires étrangères, et Premier ministre à partir de 2022).

Dès le lendemain du premier tour de la présidentielle, la démocratie se remet sur les bons rails. La campagne s’est déroulée dans de bonnes conditions, comme le relèvent les cent observateurs de l’Union européenne (UE). Le lendemain, le candidat du pouvoir, Amadou Ba, a appelé le candidat d’opposition Bassirou Diomaye Faye pour le féliciter. À l’international, les messages de félicitations se multiplient.

Cela dit, des interrogations demeurent. Sur le plan institutionnel, tout d’abord, quelles réformes sont attendues pour la démocratie sénégalaise? Il est prévu une réforme de la Constitution pour recadrer le pouvoir hyperprésidentiel du Chef de l’État, ainsi qu’une réforme de la justice et la consolidation des acquis des droits et des libertés. Un nouveau gouvernement devra être nommé: sur quelles bases? Et avec quel chef de cabinet? Que faire d’Ousmane Sonko? Premier ministre? Président de l’Assemblée nationale? Faye et Sonko sont amis depuis une bonne vingtaine d’années, «fusionnels» sans doute dans l’opposition depuis 2007, mais qu’en sera-t-il avec l’exercice du pouvoir, d’autant que Faye n’a été qu’un candidat de substitution, perçu presque comme un «président par procuration»?

Et puis que faire de l’Assemblée nationale de 165 membres, partagés entre 82 députés du gouvernement actuel et 82 autres de cinq partis d’opposition? La loi électorale sera-t-elle modifiée, notamment en ce qui concerne sa mixité (112 sièges au scrutin de liste majoritaire et les 53 restants au scrutin proportionnel plurinominal)?

Sur le plan économique et social ensuite, les contraintes sont importantes: augmentation de la dette (76% du PIB), ralentissement de la croissance (3,8% en 2022, puis 3,7% en 2023), retards dans la production d’hydrocarbures, taux de chômage élevé de la jeunesse (les moins de 35 ans représentent les 75% de la population), vulnérabilité face aux aléas climatiques et aux fluctuations des cours des matières premières (arachide, coton, poissons, or, acide phosphorique…). Porté par une vaste mobilisation des jeunes, très actifs sur les réseaux sociaux, le nouveau président Faye doit assurer une politique de croissance fortement créatrice d’emploi. A-t-il un plan précis à cet égard? Dans le programme de son parti et durant la campagne électorale, il a insisté sur la souveraineté, la justice sociale et la solidarité, en se qualifiant de candidat «anti-système». Mais encore?

Le nouveau président s’inscrit dans un schéma d’alternance politique. Mais cela signifie-t-il un programme totalement alternatif? La lutte contre la corruption va-t-elle engendrer de fortes mesures? À l’international, il a annoncé la fin de «l′emprise économique de la France». Il a aussi promis la sortie de la zone du franc CFA, un processus complexe, du fait que le Sénégal appartient à la zone monétaire d’Afrique de l’Ouest (UEMOA) qui apporte une relative stabilité monétaire. De plus, à la fin juin 2019, la CEDEAO a formellement adopté le nom d’«eco» pour le projet de monnaie unique devant être créé d’ici 2027. Il s’est aussi engagé sur la suspension de l’accord de pêche avec l’UE, et sur une réévaluation des contrats de pétrole et de gaz. Des dossiers délicats, sans oublier la fermeture de deux bases militaires françaises (le port militaire de Dakar, le camp colonel Geille à Ouakam avec un droit d’escale aérienne à l’aéroport militaire Léopold Sédar Senghor).

Les premiers mois de la nouvelle présidence vont être décisifs pour imprimer ou non les orientations du Sénégal. Le référentiel démocratique s’est consolidé sur la base d’un socle, le potentiel de soutien populaire et de mobilisation est un grand atout, mais les demandes sociales sont grandes. Un grand challenge qui va avoir une valeur démonstrative en Afrique de l’Ouest.

Par Mustapha Sehimi
Le 28/03/2024 à 12h00