En janvier 1894, le «Bulletin du Comité de l’Afrique française» (BCAF) relaie un rapport du gouvernement français en Algérie sur les relations économiques entre la région du Touât et le Maroc. On y découvre que les grandes caravanes qui sillonnent le Sahara comptent jusqu’à «15.000 chameaux et 4.000 hommes», pour des transactions évaluées chacune à «un million de francs». Cette économie «profite principalement au Maroc», le concurrent direct «de notre commerce national», déplore le rapport, précisant que «toutes les tribus des régions sahariennes s’approvisionnent au Maroc».
Les territoires traversés par ces caravanes incluent les villes de Gourara, Tidikelt, In-Salah, Timimoun, et bien d’autres. On s’étonne avec une certaine frustration qu’il soit «invraisemblable qu’à Aïn-Sefra (où la France a pourtant construit un chemin de fer pour favoriser l’essor commercial), le sucre, le thé, le café et les cotonnades, etc., reviennent à meilleur compte si on les achète à Figuig». Cette situation met en lumière un paradoxe économique surprenant, où malgré les infrastructures modernes mises en place par la France, c’est toujours le marché marocain qui offre les meilleurs prix, renforçant ainsi son rôle dominant dans le commerce. Il en résulte «donc que Figuig se développe à notre détriment commercial français», et c’est au surplus «le centre des relations du Tafilalet et aussi du bassin supérieur de l’oued Drâa avec l’Algérie».
Page 8-9. Le séjour de cinq mois du Sultan marocain au Sahara est sur le point de s’achever: «Moulay Hassan est en route depuis quelque temps déjà vers Marrakech en suivant la vallée de l’oued Dadès et le Todra». Politiquement, l’expédition est qualifiée en France de «victoire morale éclatante» et «d’acte d’autorité impériale». Dans toutes «les tribus berbères on commentera le séjour, et le prestige de Sa Majesté sera d’autant grandi que la cour marocaine, par une série d’autres manœuvres et d’habiles mesures, achèvera de réunir dans un même faisceau dévoué au Sultan toutes les influences politiques ou religieuses éparses jusqu’à présent.» Selon le BCAF, «le résultat politique qu’il faut en attendre sera d’autant plus considérable». Ce fait politique fait que «Sa Majesté chérifienne se montre de plus en plus satisfaite aussi bien de sa politique dans le Sahara orano-marocain que de la tournure prise depuis peu par les affaires dans la région des Barabers où son autorité a remporté une victoire morale éclatante».
Sur place, le Sultan a ordonné «la construction de la casbah de Das-el-Beïda (…) qui n’a d’autre but, ainsi qu’on aime à le répéter à la cour, que de fermer dorénavant, par la garnison de réguliers que l’on va y mettre, les marchés du Tafilalet aux populations oranaises». Or, affirme le document, comme ces dernières «vont aussi se voir interdire l’entrée du Gourara en raison des droits que le Sultan marocain a donné ordre d’y percevoir sur les caravanes venant d’Algérie, il y a lieu d’être très inquiet de l’avenir, en se demandant où nos indigènes iront, sinon commercer, tout au moins chercher les dattes nécessaires à leur existence qu’ils trouvaient au Tafilalet et dans les oasis de l’Extrême Sud.» On le voit, Moulay Hassan est décidé à juguler la région.
Le sultan du Maroc Moulay Abdelaziz à Marrakech lors de la bataille des Hafidiya, dans Le petit journal Supplément du dimanche 6 septembre 1908.
Moulay Hassan va également asseoir son autorité politique sur ce Sahara dit «orano-marocain». Il va confirmer à Tafilalet «le chérif El Amrani, qui, depuis tantôt deux ans, est l’agent actif de la politique méridionale de la cour marocaine», son rôle dans le Sud oriental étant «d’exécuter l’ordre du Sultan en surveillant toutes les phases de la politique dans le Sahara». On apprend aussi que le Sultan a «gardé près de lui les caïds des Douï-Ménia, des Ah’mour, des Oulad-Djérir, et il a déclaré traitre à son autorité, en le chassant de son entourage, le chef de la Confédération des Beni-Guill, tribu voisine de notre frontière française.» À Paris, l’affaire du Touât semble perdue et les politiques envisagent que «ce courroux du Sultan ne s’arrêtera pas là: en tous cas, la seule annonce de cet acte de vigueur provoquera une sainte terreur parmi les populations et y rehaussera grandement le prestige de Sa Majesté chérifienne.» Aucun sujet de préoccupation «ne paraissant donc plus retenir le Sultan dans le Sud, l’armée est remontée vers le Nord. La dislocation de l’expédition a pu s’effectuer plus tôt que ne l’avait prévu le Sultan».
Numéro de février 1894
Page 12. Le lobby pour la solution militaire ne désespère pas de retourner la situation au Touât. Entrainée par Harry Alis l’écrivain colon et secrétaire général du Comité de l’Afrique française, une partie du gouvernement publie une lettre ouverte à l’État français (in «La Politique coloniale», reproduite par le BCAF) pour convaincre ce dernier d’une intervention armée, l’exhortant à agir. Notamment écrit-on que «Moulay Hassan s’est rendu dans les oasis du Tafilalt, il a reçu là des hommages venus du Touât et du Gourara et du Tidikelt». Cette souveraineté marocaine sur le territoire convoité menace les projets français. «Il faut que dès maintenant l’on sache bien que la situation est grave dans le Sud de l’Algérie, par suite de notre inertie (…) Moulay Hassan a fait ce que beaucoup considéraient naguère comme impossible: il s’est produit dans le Sud un tel courant, que ceux mêmes qui nous sont le plus dévoués n’ont plus osé manifester hautement leurs tendances». Depuis 1887, le Sultan n’a cessé de renforcer ses relations avec les oasis, après que des échanges épistolaires «d’une extrême gravité» ont eu lieu «entre le Sultan et certains notables sur lesquels reposait l’autorité coloniale», prévient la lettre ouverte. Pire, «certains des avant-postes français ont été attaqués, il règne une agitation encore sourde, mais générale».
Membre contributeur du lobby politique et militaire «Comité de l’Afrique française» qui a publié le BCAF de 1891 à 1939. Jules Cambon, gouverneur général de l’Algérie (1891-1897), Agence de presse Meurisse, 1918, BNF.
Le lobby colonial craint que Paris ait définitivement «renoncé à ce projet, qui était le plus simple et le meilleur» et houspille les «cabinets des ministres, à Paris, qui ont joué une comédie qui serait la honte de notre gouvernement». Il note qu’il «y a eu même des commencements d’exécution» et «dix fois, tout a été remis en question, puis ajourné». Le Sultan n’a «tenu aucun compte de nos injonctions; il s’est, au contraire, livré à des entreprises plus précises sur les oasis» qui «font de nous la risée de nos rivaux au Maroc». Le gouvernement de l’Algérie «a sans cesse réclamé l’intervention militaire».
Numéro de juin 1894
Page 72. Une délégation de Tombouctou séjourne depuis quelques mois à Marrakech pour demander la protection du Sultan Moulay Hassan contre les troupes françaises avançant sur leur ville: «La délégation des notables habitants de Tombouctou dont nous avions annoncé l’arrivée à Marrakech, et qui était venue demander la protection du sultan du Maroc contre les troupes françaises en marche vers leur ville, est repartie dans les premiers jours de mai.» Ces notables «avaient vu, du même coup, tomber toutes leurs espérances en apprenant l’occupation de leur ville le jour où ils entraient dans la résidence chérifienne». Leur mission devenait donc «singulièrement inutile et les consolations religieuses que purent leur prodiguer le Sultan et son entourage n’adoucirent que médiocrement, sans doute, l’amertume de leur déconvenue». Cet événement souligne l’influence politique et religieuse du Sultan marocain, que les pays de l’Afrique septentrionale considèrent souvent comme leur chef religieux face aux menaces extérieures. Il «convient de retenir de cette démarche que toutes les populations musulmanes de l’Afrique septentrionale considèrent assez volontiers le Sultan marocain comme leur grand chef religieux dont il est utile de se réclamer à un moment de difficulté avec les chrétiens».
Numéro de juillet 1894
Page 100. Le sultan Moulay Hassan décède au Maroc: «Le sultan Moulay Hassan est mort le 6 juin d’une hépatite, dans la région de Tadela, à environ 170 kilomètres de Casablanca. Il était gravement malade depuis quelque temps».
Cet événement tragique va changer en profondeur la question du Touât qui semblait résolue en fin de règne de Moulay Hassan. Le nouveau sultan Moulay Abdelaziz, âgé de quatorze ans, va faire face au défi considérable de consolider son pouvoir sur l’ensemble des tribus de l’empire, marquant une période de réorganisation politique au Maroc. En Europe, «les puissances s’étaient beaucoup émues de la mort de Moulay Hassan».
Ce dernier a pu lui-même désigner son successeur quand il tomba malade: «Moulay Hassan avait pour ce fils une prédilection particulière; il l’avait lui-même à peu près désigné comme son successeur il y a quelques mois et l’on dit qu’il lui confiait volontiers ses plans politiques les plus secrets.»
On sait d’ailleurs «fort peu de choses sur le caractère de ce jeune homme (…) Il faut reconnaitre, au reste, que son règne se présente pour le moment sous des auspices plus favorables qu’on n’aurait pu l’espérer».
Numéro d’août 1894
Page 122. Des télégrammes «ont annoncé l’entrée triomphale de Moulay Abdelaziz dans l’antique capitale de la Berbérie occidentale (Fès)».
Ici s’achèvent les notes d’information les plus importantes de 1894 du «Bulletin du Comité de l’Afrique française», année charnière dans les événements ayant conduit à la prise de Touât en 1900. Le renforcement de la souveraineté marocaine par Moulay Hassan dans les régions du Touât, du Gourara et du Tidikelt a été un défi majeur pour l’expansion coloniale française. La mort de Moulay Hassan en juin 1894 marque un autre moment décisif, car elle va affaiblir la cohésion du pouvoir marocain, laissant un vide que la France se prépare à exploiter.