Écrire l’histoire de l’Algérie contraint à un choix. Soit suivre la trame de l’histoire officielle écrite depuis 1962, soit s’en affranchir, mais en acceptant alors par avance les attaques et les procès d’intention.
Une démarche scientifique impose en effet une profonde critique de l’histoire officielle, cette dernière étant régulièrement l’addition ou encore la succession de mythes et même d’affirmations péremptoires. Ainsi, selon les manuels utilisés dans les écoles d’Algérie:
- L’Algérie est un pays arabo-musulman, la nation algérienne, arabe et musulmane existe depuis le 7ème siècle.
- Jugurtha est le premier «résistant algérien».
- Tlemcen et Bougie sont des pré-Algéries.
- La période ottomane est celle de la gestation nationale algérienne.
- Abd el-Kader et Mokrani menèrent des guerres nationalistes algériennes.
- La période française est celle d’un pillage et d’une quasi-mise en esclavage des populations.
- La guerre d’indépendance est le soulèvement de tout un peuple uni contre le colonisateur, à l’exception toutefois d’une petite minorité de «collaborateurs», les Harkis.
Or :
- Le fond ancien de la population de l’Algérie est berbère, mais, au moment de l’indépendance, afin de donner une cohérence aux différents ensembles composant la jeune Algérie, la volonté de l’unité se fit à travers un nationalisme arabo-musulman particulièrement affirmé.
- Parler de Jugurtha comme d’un «Algérien» est un furieux anachronisme. D’autant plus qu’à ce compte-là, il n’était pas «Algérien», mais «Tunisien» car, même s’il naquit à Constantine, c’était un Massyle, royaume «tunisien», et non pas un Masaesyle, royaume «algérien».
- Bougie et Tlemcen ces très brillantes principautés, ne furent pas des noyaux pré-étatiques algériens. Gênes, Pise, Florence ou Venise n’ont pas davantage constitué des pré-Italies. Et cela, à la différence du Maroc, où Fès et Marrakech développèrent des empires à travers des dynasties successives.
- Les Turcs ne favorisèrent pas l’évolution vers un État nation algérien. À la différence des Karamanli en Libye et des Husseinites en Tunisie, il n’y eut pas dans la Régence d’Alger d’apparition d’une dynastie nationale ou pré-nationale, car la Régence d’Alger demeura liée à Constantinople.
- La guerre d’Abd el-Kader fut un mouvement arabe limité à certaines tribus d’Oranie. Quant à celle de Mokrani, elle fut ethno-centrée sur les seules Kabylies.
- Durant la guerre d’indépendance, les Algériens engagés dans l’armée française furent trois à quatre fois plus nombreux que les combattants nationalistes.
- Enfin, ce fut la France qui créa l’Algérie en rassemblant ses régions et ses populations. Ce fut elle qui lui donna son nom et ses frontières. Des frontières qui, à l’Ouest, furent tracées par l’amputation territoriale du Maroc (Tidikelt, Gourara, Tindouf, Colomb Béchar, etc.), et qui, au Sud, ouvrirent l’Algérie sur un Sahara qu’elle n’avait, par définition, jamais possédé.
Déontologiquement parlant, sauf à être partisan ou militant, l’historien ne peut donc prétendre écrire une histoire de l’Algérie en cautionnant une histoire nationale relevant largement de la légende et d’un récit national fabriqué. Les historiens algériens sérieux sont parfaitement conscients du problème, mais, prudents, ils se taisent... D’où les démarches alambiquées de ceux dont la problématique illustre le malaise scientifique qu’ils ressentent, mais qu’ils s’interdisent d’exprimer.
En effet, en Algérie, l’histoire n’est pas tant l’étude du passé que le moyen de s’affranchir d’un traumatisme existentiel que Mohamed Harbi a résumé d’une phrase: «L’histoire est l’enfer et le paradis des Algériens».
«Enfer» des Algériens leur propre histoire? Oui, parce qu’elle les ramène constamment à des réalités qu’ils nient, ce qui rend donc impossible toute analyse rationnelle du passé. «Paradis» des Algériens leur propre histoire? Là encore, oui, parce que, pour oublier ces réalités, les Algériens s’accrochent à un passé reconstruit et même souvent fantasmagorique.