Riyad-Téhéran: on s’embrasse et on oublie?

Rachid Achachi.

ChroniqueEn plus des réformes menées en interne par MBS pour sanctuariser son pouvoir, à travers une modernisation de la société saoudienne, il a été également décidé d’opérer un désenclavement diplomatique et stratégique, en cherchant des ancrages plus prévisibles et surtout plus fiables. Il fallait juste choisir le bon timing.

Le 23/03/2023 à 12h10

Dans une chronique publiée il y a environ 5 mois sous le titre «A quoi joue l’Iran?», j’ai développé très brièvement deux scénarios possibles pour l’Arabie saoudite quant aux pressions qu’elle subissait à l’époque de la part de Washington, pour augmenter son volume de production de pétrole. Le but était d’étouffer l’économie russe en tirant les cours du baril vers le bas.

J’avais écrit: «Deux scénarios sont ainsi envisageables. Soit l’Arabie saoudite décide de lâcher la Russie en augmentant de manière conséquente sa production de pétrole au profit des pays occidentaux, soit elle décide d’entamer un rapprochement avec l’Iran, dans ce qui pourrait s’apparenter à une trêve stratégique entre les deux pays.»

Le deuxième scénario s’est récemment largement confirmé, à travers l’accord sur le rétablissement des liens entre les deux pays conclu à Pékin le 10 mars. De même, trois jours plus tard, le roi d’Arabie saoudite a envoyé une invitation officielle au président iranien pour se rendre à Riyad, afin de graver dans le marbre ce rapprochement stratégique à bien des égards.

Premièrement, rappelons brièvement les raisons profondes de cette réconciliation entre les deux pays, considérés par beaucoup comme existentiellement antagonistes.

Le premier niveau d’analyse concerne les antagonismes internes, propres à l’Arabie saoudite. Car la nomination de Mohammed Ben Salman comme prince héritier s’est faite en violation d’une coutume tacite, selon laquelle le pouvoir doit revenir à l’homme fort du moment, autrement dit, à celui qui est à la tête de la faction la plus puissante. C’est pour différentes raisons souvent le frère aîné, ce qui fait dire à beaucoup qu’il s’agit d’une succession «adelphique», autrement dit qui passe de frère à frère.

De facto, c’est le cas. Mais de jure, c’est à chaque fois un rapport de force très intense qui s’opère au sein de la famille régnante, avec une lutte permanente pour acquérir une légitimité. Or, le passage à une loi successorale de type salique à travers la nomination de MBS a projeté un prince jeune, bien qu’ambitieux et fin stratège, dans une arène où les lions ne manquent pas. Sa légitimité? Il a dû la conquérir par la force, en affrontant frontalement une faction importante de sa famille, en emprisonnant, entre autres, dans un hôtel 5 étoiles des cousins qui sont des prétendants potentiels au trône. Il a dû aussi la renforcer par un baptême de feu au Yémen, pas tout à fait réussi.

Cette fragilité structurelle a été en partie à l’origine des réformes menées par MBS, pour dé-wahhabiser sa propre population. Souvenons-nous, à ce propos, de la déclaration faite par le prince héritier au Washington Post en mars 2018 lors d’une visite aux Etats-Unis, où il a affirmé que ce sont les Etats-Unis qui ont demandé à l’Arabie saoudite de répandre le wahhabisme dans le monde musulman, afin de freiner l’expansion du communisme.

Et c’est là que j’en viens aux causes extérieures de ce récent revirement saoudien. Car la guerre civile en Syrie et la tournure qu’elle a prise en 2014 ont résonné comme un signal d’alarme du côté de Riyad qui, au début de la guerre civile syrienne, était très enthousiaste quant au soutien des mouvements rebelles, souvent d’obédience salafiste. Cependant, cet alignement planétaire entre Washington et Riyad a très rapidement pris fin, dès lors que le pouvoir saoudien a compris que le plan américain comprenait la mise en avant d’un pseudo-calife, Abou Bakr Al Baghdadi.

Pour l’Arabie saoudite, la menace était très factuelle, car la wahhabisation des esprits sur des décennies a créé de fait un terrain favorable à de possibles allégeances massives, au sein de la population saoudienne, à ce pseudo-calife, ce qui aurait pu représenter une délégitimisation de fait du monarque saoudien et de son prince héritier, MBS.

De même, en laissant l’Arabie saoudite livrée à elle-même dans sa guerre contre les Houthis au Yémen, les Etats-Unis ont de facto rendu caduc le célèbre accord de Quincy, qui garantissait au Royaume une protection américaine sans faille. D’autant plus que la guerre avait débordé les frontières et que des installations industrielles et pétrolières saoudiennes avaient été attaquées par des missiles lancés par les Houthis, avec le soutien logistique de l’Iran.

Sans oublier l’affaire Khashoggi, qui est depuis utilisée par Washington comme une épée de Damoclès, accrochée au bout d’un fil au-dessus de la tête de MBS.

Les Etats-Unis n’étaient désormais plus vus par Riyad comme un allié inconditionnel, mais plutôt comme un suzerain n’ayant plus aucun égard pour son vassal. Ajoutons à cela également le gel illégal des actifs de la banque centrale russe en Europe et aux Etats-Unis, mais également ceux de plusieurs hommes d’affaires et/ou oligarques russes. Car qui garantit aux Saoudiens que cela ne risque pas de leur arriver demain, toujours sous couvert de l’affaire Khashoggi?

Ainsi, en plus des réformes menées en interne par MBS pour sanctuariser son pouvoir, à travers une modernisation de la société saoudienne, il a été également décidé d’opérer un désenclavement diplomatique et stratégique, en cherchant des ancrages plus prévisibles et surtout plus fiables. Il fallait juste choisir le bon timing.

C’est là où la guerre russo-ukrainienne intervient, puisque la multipolarisation du monde qui était jusque-là implicite est devenue désormais clairement explicite. Les lignes de démarcation entre les nouveaux blocs sont désormais clairement tracées et, surtout, la Russie a survécu au tsunami de sanctions imposées par l’Occident. Ce faisant, Moscou a démontré empiriquement que l’hégémonie et l’omnipotence américaine était en déclin, et ce, de manière structurelle.

La Russie étant occupée par son bras de fer avec l’Occident en Ukraine, il revient désormais à la Chine de mener à bien la consolidation d’un bloc eurasiatique, en tentant de mettre fin, ou du moins de résoudre, à travers une démarche réaliste, les antagonismes qui empêchent cette consolidation. La proposition chinoise d’un plan de paix entre Moscou et Kiev fut la première étape. La deuxième fut la réconciliation, inattendue pour beaucoup, entre Riyad et Téhéran.

D’autant plus que le conflit en Ukraine, combiné aux tentatives de déstabilisation de l’Iran à travers une révolution colorée avortée, ont amené ce dernier pays à devenir un allié franc et ouvert de la Russie. Chose qui s’est concrétisée par la livraison de centaines de drones suicides de type «Shahed-136» à la Russie, et par la livraison de 30 avions de chasse russe de type Su-35 par la Russie à l’Iran.

Côté chinois, si Pékin joue formellement à l’équilibriste en affirmant comprendre la position russe tout en défendant sur le principe l’intégrité territoriale de l’Ukraine, dans les faits, la Chine soutient massivement la Russie dans ce conflit, autant sur le plan économique que technologique, en fournissant notamment à la Russie tout ce que l’Occident lui refuse désormais.

Dans cette nouvelle configuration, si l’Arabie saoudite veut se rapprocher du bloc Russie-Chine, elle devra nécessairement passer par la case Iran. Et ce rapprochement, elle œuvre depuis des années pour le concrétiser. Plusieurs signaux ont été émis depuis un certain temps. Il s’agit, entre autres, du désir saoudien de pouvoir vendre son pétrole en yuan, ou encore, le refus saoudien d’augmenter sa production de pétrole comme voulu par Washington pour étouffer l’économie russe.

Ainsi, désormais, de nouvelles perspectives s’ouvrent pour Riyad, comme une adhésion au club des BRICS, ou, pourquoi pas, à terme une adhésion à l’Organisation de coopération de Shanghai.

Quant au deal avec l’Iran, Riyad a probablement obtenu un gel du soutien iranien aux Houthis, et la possibilité de se retirer de ce conflit dans les semaines ou mois à venir, sans perdre la face.

Espérons que Riyad réussira également à convaincre Téhéran de calmer ses ardeurs et ses ambitions au Maghreb, notamment en arrêtant de soutenir le polisario, ainsi que le régime algérien qui l’abrite et l’instrumentalise. Voilà qui pourrait, dans les mois ou années à venir, ça ne dépend pas que de nous, permettre de renouer le dialogue et la diplomatie, mais cette fois entre notre pays et l’Iran.

Par Rachid Achachi
Le 23/03/2023 à 12h10