A quoi joue l’Iran?

DR

ChroniqueL’avènement d’un monde multipolaire semble de plus en plus se concrétiser dans le réel, avec tous les séismes et les reconfigurations régionales que cela implique...

Le 20/10/2022 à 10h58

Depuis le début du mois d’octobre, plusieurs centaines de drones kamikazes, baptisés «Geran 2» par les Russes, sont en train de changer la donne sur le terrain ukrainien.

Utilisés comme missiles de croisière bon marché, ces derniers ciblent prioritairement les centrales électriques ukrainiennes. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky annonçait hier que la Russie avait détruit 30% des centrales électriques du pays en moins d’une semaine.

Le fait qu’il s'agisse en réalité de drones iraniens de type «Shahed-136» est un secret de polichinelle.

Ces drones, comme nous l’avons analysé dans notre précédente chronique, constituent un double défi tactique et économique pour l’armée ukrainienne.

Cependant, ce n’est a priori que le début. Puisque d’après différentes sources, la Russie aurait déjà commandé à l’Iran plusieurs centaines de drones du même type, mais également des modèles plus complexes. De même, selon Washington, Moscou compterait se fournir également en missiles balistiques de moyenne portée auprès de Téhéran.

Faut-il y voir un lien avec la récente vague de manifestations dans les rues iraniennes?

Pas tout à fait. Car si la colère de milliers de femmes sorties manifester pour dénoncer la mort suspecte de Mahsa Amini est justifiée, il n’est pas exclu que les renseignements occidentaux aient contribué à mettre de l’huile sur le feu afin de déstabiliser le pouvoir iranien. Le procédé est vieux comme le monde, et de toute manière, on ne manipule que ce qui est manipulable.

Le seul hic est que la jeune Mahsa Amini est morte le 19 septembre et que les drones iraniens ont été commandés par la Russie au mois d’août, soit bien avant le début des manifestations en Iran. Cependant, ces évènements ont peut-être renforcé la détermination de Téhéran à persévérer dans son soutien militaire à Moscou.

Il en résulte qu’il s’agit davantage d’un positionnement stratégique sur le long terme de l’Iran dans ce conflit opposant indirectement une grande partie de l’Eurasie au monde occidental, que d’une simple provocation ou réaction conjoncturelle. Et ce, d’autant plus si des centaines de missiles balistiques iraniens venaient à être livrés à l’armée russe.

Mais qu’en est-il de l’accord de Vienne signé en 2015? L’Iran aurait-il définitivement mis une croix sur la possibilité d’une solution diplomatique concernant le dossier nucléaire? Il semble bien que oui, car il est important ici de rappeler que les premiers à avoir sapé leur crédibilité sur ce dossier sont, quoi qu’on en dise, les Américains. En effet, en 2018, l’ancien président Donald Trump avait annoncé le retrait unilatéral des Etats-Unis de cet accord, ainsi que la mise en place de nouvelles sanctions économiques contre l’Iran.

Depuis, l’annonce par Biden d’un désir de retour autour de la table des négociations semble relever d’un vœu pieux.

Cette nouvelle cartographie géopolitique pourrait, dans un avenir proche, poser d’énormes problèmes au Moyen-Orient.

D’un côté, il y a Israël, qui, depuis le début, privilégie une solution militaire contre l’Iran et pourrait profiter de la situation pour mettre la pression sur Washington. Mais faire une guerre à l’Iran dans ce contexte ouvrirait un deuxième front après celui de l’Ukraine, que ni l’Occident ni l’économie mondiale ne sont capables de supporter.

Les enjeux énergétiques sont énormes dans la région, et le risque d’une déstabilisation totale et durable de la région est plus que certain.

D’un autre côté, l’Arabie saoudite, qui, depuis l’accord de Quincy signé en 1945, est présentée comme un allié indéfectible de Washington dans la région, semble depuis le début du conflit ukrainien mener une politique énergétique coordonnée et favorable à la Russie, au détriment des économies occidentales. Mais nul n’ignore qu’à l’instar de Tel Aviv, Riyad considère Téhéran comme la principale menace stratégique pour ses intérêts.

Deux scénarios sont ainsi envisageables. Soit l’Arabie saoudite décide de lâcher la Russie en augmentant de manière conséquente sa production de pétrole au profit des pays occidentaux, soit elle décide d’entamer un rapprochement avec l’Iran, dans ce qui pourrait s’apparenter à une trêve stratégique entre les deux pays.

Ce scénario pourrait, sur un plan plus économique, rendre possible la volonté saoudienne, de l’avis de plusieurs experts, de pouvoir vendre son pétrole à la Chine en yuans, et de s’émanciper graduellement de la tutelle américaine.

Et ce, d’autant que Washington continue d’utiliser le dossier Khashoggi comme une épée de Damoclès, suspendue au-dessus de la tête de l’actuel prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane.

Dans un cas comme dans l’autre, c’est toute la géopolitique de la région, et par conséquent du monde, qui en sera impactée.

Ainsi, longtemps théorisé par plusieurs géopolitologues, l’avènement d’un monde multipolaire semble de plus en plus se concrétiser dans le réel, avec tous les séismes et les reconfigurations régionales que cela implique, car un monde nouveau est toujours enfanté dans la douleur.

Par Rachid Achachi
Le 20/10/2022 à 10h58