Tebboune n’a pas lu Carl Schmitt…

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ChroniqueNé en 1888 et mort en 1985, Carl Schmitt fait partie de ces grands témoins du XXIe siècle dont la pensée n’a peut-être jamais été autant contemporaine qu’aujourd’hui.

Le 06/10/2022 à 11h02

Sa définition du politique, à savoir la discrimination «ami/ennemi», s’inscrit en faux avec celle de l’école libérale, qui voit dans les oppositions politiques ou géopolitiques soit un déficit de démocratie, soit une non-volonté de dialogue. L’argument premier des libéraux sur le terrain des relations internationales est que les démocraties ne se font jamais la guerre, et que par conséquent, seule une démocratisation libérale du monde est à même de mettre fin aux guerres, aux conflits et aux tensions entre Etats. Une sorte de paix éternelle par le commerce et la démocratie qui fit dire à Francis Fukuyama que la fin des idéologies consécutives à l’effondrement du bloc soviétique annonçait la «fin de l’histoire». Cependant, les grands bouleversements des années 2000 infirmèrent cette thèse en donnant raison à un autre théoricien américain, Samuel Huntington.

L’histoire a démontré qu’elle est toujours ouverte, que la dialectique ami/ennemi a continué d’agir en profondeur, malgré le vernis libéral triomphant des années 1990.

Cependant, pour le grand juriste allemand Carl Schmitt, l’ami ou en l’occurrence l’ennemi n’est pas un ennemi moral, esthétique ou encore religieux. Il est éminemment politique, autrement objectif. Ainsi, en ne le désignant pas comme moral selon les catégories absolues du bien et du mal, Schmitt rend impossible l’hypothèse même d’une guerre totale d’annihilation. La guerre devient par conséquent contextuelle, puisque l’ennemi d’aujourd’hui peut, en changeant de doctrine ou de positionnement stratégique, devenir l’ami de demain.

De ce point de vue, l’antagonisme qui structure les relations diplomatiques entre le Maroc et l’Algérie depuis les années 1960 devrait être vu selon ce prisme-là, loin de tout excès de moraline ou d’émotionnalité, mais néanmoins avec beaucoup de sérieux et de vigilance.

Ainsi, quand Sa Majesté le Roi dit, lors du discours prononcé en 2021 à l’occasion de la fête du Trône, en parlant de l’Etat et du peuple algériens, que «Nous nous percevons plutôt comme des frères qu’un corps intrus a divisés, alors qu’il n’a aucune place parmi nous» ou que «Nous considérons que la sécurité et la stabilité de l’Algérie, et la quiétude de son peuple sont organiquement liées à la sécurité et à la stabilité du Maroc», le Roi invite non seulement l’Etat algérien à changer de lui-même la désignation qu’il fait du Maroc en tant qu’ennemi, mais aussi, il s’interdit de désigner l’Algérie comme un ennemi moral.

Car souvent, l’ennemi n’est pas désigné, mais se désigne lui-même par sa doctrine, son hostilité et ses agissements. Or, n’étant pas sur le terrain absolu du bien ou du mal, il n’y a donc rien d’irrémédiable dans cette dialectique, et le rappel du Roi n’est là que pour le confirmer.

Il en résulte que dans notre approche à tous, autant citoyens, société civile qu’Etat, on se doit de s'inspirer de cette démarche. C'est-à-dire de ne pas nous situer nous-mêmes dans la case où voudrait nous enfermer le régime algérien, à savoir celle de l’ennemi moral, mais de bien distinguer le fait que notre ennemi est avant tout la politique et l’hostilité profonde et primaire du régime algérien à notre égard, et non l’Algérie en tant que telle. Car la première victime de ce régime est l’Algérie elle-même avec son peuple, lui qui, par sa rhétorique belliciste, cherche en permanence à projeter sur le Maroc, désigné comme ennemi extérieur, les contradictions internes de l’Algérie qu’il ne veut ou ne peut pas assumer.

Il s’agit donc de répondre fermement, intelligemment et subtilement aux provocations extérieures, sans tomber dans le piège de la surenchère et de l’hyper-émotionnalité. Notre diplomatie le fait très bien jusqu’à présent, il revient à nous tous d’en faire de même.

Par Rachid Achachi
Le 06/10/2022 à 11h02