Quand Alger servait de plaque tournante au trafic du Captagon

Jillali El Adnani.

Jillali El Adnani.

ChroniqueProduit en Allemagne, et acheminé via l’Algérie à Tripoli, le Captagon devient à partir des années 1980 une monnaie stratégique: il finance les expéditions libyennes au Tchad, dope les maquis alliés et annonce les futures usines syriennes. La filière survit grâce aux laboratoires d’État de la Jamahiriya et aux corridors algériens protégés par des laissez-passer «Secret-Défense». Voici comment la capsule blanche met en lumière la responsabilité du régime d’Alger dans la fortune de l’amphétamine militarisée.

Le 20/07/2025 à 09h18

C’est un câble de Vienne intitulé «Importante commande d’une substance psychotrope par la Libye», expédié par l’ambassadeur de France Jean‑Pierre Thabault le 12 décembre 1984, qui alerte sur une étrange cargaison demandée par Kadhafi. Le télégramme fait état d’une commande d’un lot de «36 millions de comprimés de Captagon effectuée auprès de la firme allemande Degussa, implantée à Francfort». L’entreprise «est la seule dans le monde à fabriquer ce produit», ajoute l’ambassadeur français, en précisant que «le commanditaire serait un Libyen très proche du colonel Kadhafi».

Avant la Syrie et les laboratoires du Moyen-Orient, Kadhafi est un acteur dans le détournement du médicament Captagon pour en faire un outil de guerre et un dopant militaire. Dès 1986, les États‑Unis vont classer la substance Schedule I, et l’OMS l’inscrit sur sa liste de stupéfiants. Le commerce «légal» de la firme allemande Degussa, qui avait l’exclusivité de sa fabrication, s’effondre. Avec une précision de taille: ce type de production et de logistique, à grande échelle, pour des armées et des groupes djihadistes ou terroristes, ne peut être pris en charge par un petit laboratoire clandestin. Le captagon est fabriqué par des laboratoires d’État ou avec la complicité de régimes.

Alger, plaque tournante méconnue dès les années 1980

L’interdiction du Captagon va créer une chaine de production clandestine en Libye qui alimentera la guerre Iran/Irak, et une autre logistique plus discrète en Algérie. Les laboratoires algériens se consacreront, eux, à partir des années 2000, aux psychotropes plus soft destinés au peuple, qui ont envahi, et continuent, le Maghreb et l’Afrique.

Le monopole d’État instauré par Alger en janvier 1982 a représenté un écran parfait, permettant à des laboratoires étatiques de voir le jour et de travailler sans être inquiétés. Résultat: une «chaine courte», comme le décrit Europol dans des notes sur les marchés des drogues en Europe, où la commande, l’acheminement et la redistribution passent par une seule signature ministérielle – un cauchemar pour les enquêteurs européens. Un rapport du Sénat français intitulé «Drogue: l’autre cancer» rapporte des procès-verbaux de douanes françaises sur des techniciens et des courtiers algériens qui importent depuis la France, la Belgique ou l’Allemagne des machines de presses de marque Fette et Manesty servant à produire des comprimés et façonnant indifféremment analgésiques et Captagon, et que le rapport du Sénat relie directement à des laboratoires de drogues situés en Algérie

L’Algérie fournit la mobilité, l’outil industriel et un corridor terrestre

Sous embargo (1986‑1999), la Libye reçoit via l’Algérie tout ce dont elle a besoin. L’Algérie a été un maillon clé logistique pour Kadhafi. Un rapport publié par l’OECD sur les risques sécuritaires en Afrique de l’Ouest, révèle que des convois militaires algériens bénéficiant de laissez-passer «Secret Défense», ont toujours acheminé des cargaisons occultes jusqu’à la Libye. L’OECD décrit l’Algérie comme pivot de l’axe Tripoli-Damas pour les flux d’armes légères et des lots de matériels laborantins de drogue. Dès 1978, documente-t-elle, une commission mixte défense-industrie permet à Alger de réétiqueter comme «matériel de chantier» les fûts de dérivés de fénétylline (molécule de base du Captagon) filant vers Misrata. L’OCDE souligne que ces convois militaires transportaient simultanément obus de 122 mm et solvants chimiques, transformant la piste saharienne en double autoroute des armes et des amphétamines.

En parallèle, Sonatrach gonflait artificiellement ses achats de «solvants techniques»; le Small Arms Survey basé à Genève décrit ce flux comme l’une des rares passerelles documentées entre capitaux libyens et comptes offshore algériens. Une ingénierie financière qui relie directement le trafic de drogues de synthèse en Algérie aux cercles du pouvoir. Alger apporte ainsi une qualité précieuse après les sanctions contre Tripoli: la fluidité douanière. Les cargaisons prohibées trouvent en Algérie le sas idéal vers la Libye, cœur du stockage, puis vers la Syrie.

Dans ce dispositif, Alger était au cœur du processus. À la Libye, la Syrie, le Liban et l’Iran, il faut ajouter l’Algérie à l’essor du trafic de l’une des drogues les plus dévastatrices au monde. Le régime d’Alger a notamment opté pour une stratégie de production locale de substances psychotropes, officiellement destinées au marché pharmaceutique national, mais dont l’usage a également servi, et continue de servir, un marché noir florissant. Ce rôle a été renforcé par son engagement actif auprès des régimes syrien et libyen, dans un contexte de guerre froide, de luttes d’influence et de soutien à divers mouvements dits «révolutionnaires» (Iran, Polisario, Hezbollah…)

Le dossier Captagon, des archives à ouvrir

En retraçant la matrice algéro-libyenne, on voit combien la frontière entre solidarité révolutionnaire et crime organisé est ténue. La discrétion d’Alger, nourrie par son aura tiers-mondiste, lui a offert un bouclier diplomatique durable. Pourtant, les saisies de 2025 à Thessalonique et Port-Soudan affichent toujours les impuretés typiques des lots sahariens, signe que l’ancien réseau n’a jamais été totalement démantelé. Tant que le secret-défense couvrira les convoyeurs, le Captagon restera un révélateur des connivences sécuritaires régionales– du Sahel à la Méditerranée.

Les laboratoires clandestins prospèrent sur les mêmes routes que le pétrole et le gaz; toute initiative de stabilisation qui néglige ce paramètre est condamné à l’échec. Il appartient désormais aux institutions multilatérales d’exiger l’ouverture des archives et la coopération judiciaire de l’Algérie et de ses partenaires. Faute de transparence, les pays où est produit le Captagon continueront à financer des guerres par procuration tout en alimentant une dépendance sociale délétère.

Par Jillali El Adnani
Le 20/07/2025 à 09h18