On a beau l’oublier, la «doctrine Polisario» qui sert d’exosquelette à la gauche française n’a rien d’un héritage intellectuel: c’est un réflexe acquis sous contrainte. Elle ne sort ni d’un colloque ni d’un manifeste; elle naît sous la menace, au rythme sourd du cliquetis des armes improvisées du Polisario. Le 1er mai 1977, six civils français — puis, le 25 octobre, deux autres —, expatriés en Mauritanie, sont enlevés par les séparatistes du Polisario et dirigés vers les camps de Tindouf, en Algérie. Le docteur Fichet et son épouse, Français tous deux, qui tentent de s’échapper, sont exécutés. Une dizaine de militaires et une trentaine de civils mauritaniens tomberont, fauchés par les mitraillettes des commandos. Voilà le berceau: pas une salle de séminaire, mais une geôle.
En France, l’air se raréfie. Valéry Giscard d’Estaing engage des discussions, puis les rompt: des pourparlers tenus à l’ombre, à Alger, avec des terroristes qui fixent les règles. Le prix de la libération des huit otages? Une capitulation politique: une reconnaissance officielle, par Paris, d’un «peuple» que le Polisario érige en fiction d’État pour donner un vernis juridique à ses coups de force. La scène est documentée à l’époque par la presse internationale, comme cet article du Times:
«Les tentatives faites par le gouvernement français pour négocier par l’intermédiaire de M. Claude Chayet ont échoué. M. Chayet, qui s’est rendu à plusieurs reprises à Alger pour rencontrer des membres du Front Polisario, a appris que les Français n’étaient pas considérés comme des otages, mais des prisonniers de guerre, et que la France n’avait pas reconnu le Front».
Traduction politique: Alger et le Polisario exigent un geste public, une onction diplomatique arrachée sous la contrainte. Pour Giscard d’Estaing, cette reddition symbolique reste irrecevable. Pour une partie de la gauche, elle deviendra, dans la durée, une tentation. C’est là, au bout des pistes qui mènent à Tindouf, que s’ancre l’idée obstinée d’une gauche «médiatrice» qui accepte officiellement les miliciens, idée qui survivra à l’épisode.
La gauche s’en mêle
Au cœur du dispositif, un duo: François Mitterrand et Georges Marchais. Les prisonniers français de Tindouf deviennent le passeport d’un discours en rupture avec la ligne de l’exécutif. La droite au pouvoir tient un cap sécuritaire et diplomatique; la gauche décide d’occuper l’espace en construisant un «canal alternatif» avec Alger et le Polisario. Évoquant la question, l’Institut François Mitterrand rappelle dans une note que «La détérioration des relations officielles franco-algériennes est indéniablement le principal facteur de rapprochement du PS avec le FLN». Les signaux se succèdent. On voit Lionel Jospin rencontrer des responsables du FLN en Algérie, laissant entendre des échanges sahraouis; Marchais, reçu par Boumediene, sort devant les micros en prophétisant une délivrance proche. L’Algérie, elle, fait son calcul: internationaliser la crise, forcer Paris à «reconnaître» de fait un interlocuteur sahraoui, contraindre Nouakchott, et renvoyer le Maroc à sa propre gestion du front né à peine quatre ans plus tôt, et qui entend s’imposer avec ce coup d’éclat.
«Une fois porté à l’Élysée, François Mitterrand se coula sans états d’âme dans la ligne giscardienne: prudence, continuité, aucun saut dans le vide sahraoui »
— Karim Serraj
Les annonces «par socialistes interposés» se multiplient. Le 14 décembre, Georges Marchais révèle que les otages «seront libérés le 23 à Alger», scellant l’idée que la gauche a un canal efficace avec le Polisario. Le même jour, François Mitterrand est informé du Polisario que la libération est une «gratitude envers les socialistes français qui ont soutenu le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui» (The Times). La gauche s’installe dans le rôle du passeur, et le Polisario engrange, par ricochet, une légitimité d’interlocuteur. Alger libérera à la date prévue les huit Français retenus près de neuf mois sur son sol. Durant ce temps, un double langage: officiellement, l’Algérie n’aurait «pas de contrôle» sur le Polisario; officieusement, elle s’impose en clef de voûte logistique et politique, assumant la remise finale des captifs et, surtout, le statut d’hôte et de filtre.
Des promesses de reconnaissance jamais tenues par Mitterrand
Dans cette séquence fondatrice de la doctrine qui inspire encore aujourd’hui une certaine partie de la gauche française, l’adoubement du Polisario resta un mirage, une sorte de Godot sahraoui qui ne vint jamais. En 1977, au plus fort de la crise, le canal socialiste avec Alger et le front séparatiste produisit une reconnaissance de circonstance: on écoutait, on rencontrait, on relayait à Paris les messages dictés depuis Alger, jusqu’à les transmettre à l’Internationale socialiste. En décembre, un appel pathétique du Polisario au peuple français et une supplique adressée à Willy Brandt faisaient figure de diplomatie d’appoint.
Mais le leurre s’évanouit vite. Une fois porté à l’Élysée (1981–1995), François Mitterrand se coula sans états d’âme dans la ligne giscardienne: prudence, continuité, aucun saut dans le vide sahraoui. L’effet fut dévastateur du côté du Polisario: une milice qui avait cru acheter une ligne idéologique à coups de prises d’otages et de deals nocturnes découvrit que le langage d’opposition ne se convertit pas en politique d’État. L’homme de Jarnac avait joué l’oreille compatissante, puis refermé le dossier avec le cynisme froid du professionnel de la raison d’État.
En 1977, la gauche s’était associée au Polisario le couteau sous la gorge. Mitterrand et Marchais ne s’épancheront jamais sur ces compromissions: ni confessions, ni mémoire, seulement un silence lourd, révélateur, jusqu’à leur mort. Une amnésie organisée, comme si ces rendez-vous algérois n’avaient jamais existé.
Quarante-huit ans plus tard, l’empreinte demeure. Dans des cercles de gauche, le Sahara continue de se penser à travers la réponse mitterrandienne héritée de ces semaines troubles où Alger dictait la musique et où le Polisario rêvait être accueilli sur la scène française. Ce legs empoisonné — un «héritage historique» maquillé en posture morale — s’est incrusté comme une grammaire pavlovienne: le pro-Polisario comme mantra, le Maroc comme suspect par nature. Une orthodoxie sans courage, née d’un chantage, entretenue par l’aveuglement ou l’ignorance du dossier, et répétée comme un catéchisme par une gauche qui n’ose plus en interroger les origines.
Les dessous de la libération des otages
En vérité, Paris avait tranché: ce serait la force, pas la supplique. Alors que communistes et socialistes s’acharnaient à organiser une médiation, l’exécutif giscardien choisissait la brutalité de l’aviation. À l’heure où Mitterrand et Marchais multipliaient les apartés avec Alger et le Polisario, l’armée française lançait l’opération Lamantin (décembre 1977 – juillet 1978), qui a perduré plusieurs mois après la remise en liberté des huit prisonniers français: frappes aériennes ciblant les colonnes du Polisario en Mauritanie et au Sahara. Les Jaguar français sillonnaient le ciel saharien pour atomiser les convois du Polisario. Ce n’était pas une contradiction, c’était une double scène. Une réponse sèche, dénuée de fioritures, qui démontrait à quel point Paris refusait de se laisser dicter ses choix par la milice.
Pris dans cette nasse, le Polisario dut réécrire sa partition. Le grand discours de défi se mua en petite comédie de vertu: on parla d’un «geste humanitaire» — annonce lancée via Bruxelles pour donner le vernis international —, on affecta la «déception face au recours français à la force». Puis vint la libération des otages à Alger, soigneusement scénographiée par le régime, où la milice sahraouie, domestiquée, servait de figurante. On pouvait y découvrir un certain Brahim Ghali, ministre de la Défense du Polisario, aujourd’hui à la tête des miliciens, et un certain Lamine Zeroual alors militaire de l’armée algérienne et qui deviendra, lui, président de l’Algérie. Tous deux avaient joué un rôle majeur dans l’opération de séquestration des civils français.
Ainsi s’achève l’épisode: un Polisario forcé de passer du tonnerre au murmure, du défi au profil bas, réduit à endosser la posture de supplétif dans un théâtre dont Alger contrôlait chaque coulisse. Derrière la mise en scène humanitaire, la réalité était crue: c’est l’armée française qui avait brisé l’élan du chantage.
Une gauche figée dans son mythe du « bon » Polisario
La gauche française continue de s’agenouiller devant un fantôme. Prisonnière d’une lecture biaisée des événements, elle s’imagine détentrice d’un legs sacré, transmis par François Mitterrand et Georges Marchais, comme si leur posture opportuniste de 1977 constituait une matrice éternelle. Ce n’était pourtant qu’un calcul à courte vue, se révèle rétrospectivement une manœuvre politique, dictée par un rapport de force brutal avec Alger, jamais une doctrine de gouvernement. Mais qu’importe: la légende du bon terroriste sahraoui s’est fossilisé, et beaucoup s’y accrochent comme à une relique.
Dans l’Assemblée, des élus rejouent cette partition avec une gravité enfantine. Ils s’imaginent en Che Guevara du Sahara, bardés de slogans et de postures martiales dans un théâtre usé. La cause sahraouie, récupérée à coups de motions et de communiqués, leur sert de substitut commode à une pensée internationale désormais exsangue. Aveugles au présent, incapables de relire l’histoire autrement, ils perpétuent une illusion qui n’a jamais produit autre chose que des impasses diplomatiques.
Leur posture n’est pas une doctrine: c’est une imposture jouée par Mitterrand et embarquant Marchais dans la délivrance des prisonniers. Ce qui n’exclut pas le calcul et la volonté de paraitre en sauveurs des otages dans l’opinion publique. Et tant qu’une certaine gauche française persistera à en faire un credo, elle restera condamnée à jouer, sur les bancs de la République, le rôle de l’oxymore d’une avant-garde dépassée. Et qui ne comprend plus le monde.






