Otages français d’Alger: se libérer des préjugés

Florence Kuntz.

Florence Kuntz.

ChroniqueSept ans! C’est la peine définitive infligée à Christophe Gleizes, l’autre otage français d’Alger. Et la quasi-concomitance entre l’heureuse libération de Boualem Sansal et cette sanction aberrante oblige à regarder frontalement le traitement politique des deux dossiers, celui de l’écrivain et celui que Sansal nomme son «compagnon de malheur».

Le 06/12/2025 à 10h00

Depuis la libération de Boualem Sansal, le roman officiel circulait: le départ du ministre Retailleau aurait permis de débloquer le dossier. Une narration commode– les absents ont toujours tort– et surtout utile, puisqu’elle permettait de présenter la ligne de fermeté comme un échec. On oubliait ainsi que la riposte graduée était initialement la stratégie du Premier ministre, et que si elle n’a pas produit d’effet, c’est parce qu’elle n’a jamais été réellement mise en œuvre.

Le rapport de force envers Alger n’a pas échoué: il n’a pas été mené. Il n’a existé qu’à l’intérieur même du gouvernement, où la «ligne Retailleau» a été affaiblie, torpillée, en période de cohabitation d’un nouveau genre, au sein de l’exécutif. Une fois le ministre de l’Intérieur sorti du gouvernement, il est devenu le bouc émissaire idéal. La Grande Mosquée de Paris– coutumière des incursions dans le débat politique national– s’est même permis un «droit de suite» contre celui qui, redevenu sénateur, est aussi président du groupe Les Républicains.

Dans un communiqué de presse publié fin novembre, la Grande Mosquée de Paris dénonce «dans un climat délétère visant les musulmans de France» un rapport des sénateurs Républicains qui «choisit un coupable idéal: l’islam. Une telle démarche, en plus d’être injuste, menace la cohésion sociale, encourage l’exclusion et cultive la défiance.» Pendant ce temps, le nouveau ministre de l’Intérieur prône la ligne «soft» avec Alger, «privilégie le dialogue à la force»… avec des résultats spectaculaires: Gleizes écope finalement d’une peine plus lourde que Sansal!

Petits préjugés entre amis: ceux qui auront passé plus de temps à «corneriser» Boualem Sansal à la droite de la droite qu’à œuvrer à sa libération. Son diagnostic sur l’islamisme radical en Europe? Des fantasmes. Ses propos sur les frontières– «quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie Ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc»? Double peine puisqu’ils sont repris dans un média d’extrême droite. Ses amitiés et ses soutiens passés au crible? Le tableau gomme souvent au passage la présence dans son comité de soutien d’éminentes personnalités socialistes telles François Hollande, Bernard Cazeneuve ou Arnaud Montebourg.

«Rien ne laisse présager qu’il en ira différemment pour Christophe Gleizes, qui n’a toujours pas bénéficié de la moindre initiative européenne capable d’accroître le coût politique de sa détention»

—  Florence Kuntz

Au Parlement français, les relais d’Alger recyclent ce narratif, pour mieux justifier leur distance avec le romancier: La France insoumise n’acceptera jamais qu’un écrivain soit arrêté et emprisonné pour ses propos. Nous condamnons et combattons ceux de Boualem Sansal. (…) il n’est pas un homme des Lumières: il se place aux côtés de l’extrême droite et alimente les pires fantasmes xénophobes et islamophobes. Le point d’orgue restant la polémique absurde du prix Sakharov: des Eurodéputés français et un éditeur contestant la possibilité de voir Sansal concourir à un prix distinguant la liberté de l’esprit au prétexte que sa candidature a été proposée par le groupe politique de Bardella– avant que l’écrivain, une fois libéré, ne démente avoir refusé le parrainage encombrant. Une fake news sur un prix célébrant la liberté d’expression, il fallait oser!

De ce point de vue, Christophe Gleizes, otage au profil parfaitement lissé, est finalement bien embarrassant pour la gauche française. Journaliste sportif, collaborant à des médias mainstream et soutenu par Reporters Sans frontières; aucune prise idéologique, aucun repoussoir utile. D’où l’embarras général: impossible d’expliquer toute inertie autrement que par une prudence excessive vis-à-vis d’Alger.

C’est également à Bruxelles que les incohérences s’imposent comme autant d’évidences. L’Union européenne se prévaut de principes cardinaux: liberté d’expression, protection des journalistes, respect des droits fondamentaux. Elle dispose, pour les défendre, de puissants instruments de pression politique, diplomatique et budgétaire… en théorie!

Dans le cas de Boualem Sansal, ce n’est pas le manque d’outils qui a entravé l’Europe mais l’absence de volonté d’en user contre l’Algérie. Dès son incarcération, on avait souligné que le sort de l’écrivain devait se jouer au niveau européen– seule manière d’échapper au tête-à-tête bilatéral passionnel et stérile entre Paris et Alger.

Or, si le dénouement est bien venu d’Europe, il est le produit de la relation entre deux pays voisins, le binôme franco-allemand, non pas du rôle des Institutions européennes, lesquelles se sont réfugiées dans une passivité modèle. Ni le Parlement européen (hormis sa résolution de janvier 2025), ni le Haut Représentant à la Politique Extérieure de l’UE, ni la Commissaire à la Méditerranée n’ont activé les leviers disponibles envers l’Algérie.

Rien ne laisse présager qu’il en ira différemment pour Christophe Gleizes, qui n’a toujours pas bénéficié de la moindre initiative européenne capable d’accroître le coût politique de sa détention. À moins que l’Europe ne se résigne à laisser un reporter du ballon rond prisonnier des geôles algériennes durant la Coupe d’Afrique des Nations?

Par Florence Kuntz
Le 06/12/2025 à 10h00