N’en déplaise aux porte-voix du régime, la question «berbériste» est bien au cœur du non-dit algérien

Bernard Lugan.

ChroniqueSur le terrain, la guerre contre la France fut essentiellement menée par des Berbères dont les chefs étaient Abane Ramdane, Amirouche Aït Hamouda, Krim Belkacem ou encore Hocine Aït Hamed. Les Berbères revendiquaient même l’antériorité du combat nationaliste. Ils ont opté pour l’indépendance à une époque où le courant arabo-musulman n’avait pas encore remis en cause la souveraineté de la France.

Le 09/09/2025 à 11h00

Ma chronique intitulée «Algérie: comment les Berbères furent floués par le FLN», publiée le 25 août dans Le360, a provoqué une réaction épidermique d’un journal algérien, bien connu pour sa proximité avec l’armée: Algérie patriotique. L’auteur de l’article, Monsieur Khaled Boulaziz, me fait deux grands reproches:

1-Je nierais l’importance de l’«Insurrection nationale» algérienne. C’est exact car j’affirme même, chiffres à l’appui, que c’est un mythe construit après l’indépendance comme je l’ai démontré dans ma dernière chronique dans Le360 en date du 2 septembre, intitulée «Le président Tebboune et le mythe du 1,5 million de morts de la guerre d’indépendance».

Dans son livre paru en 1997 (L’Algérie à l’indépendance, la crise de 1962), Ben Youcef Benkhedda qui fut le dernier président du GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne), donne ainsi le chiffre de 65.000 combattants à la date du cessez-le-feu de mars 1962, à savoir, maquis de l’intérieur: 35 000 hommes, ALN, l’armée des frontières, réfugiée en Tunisie et au Maroc, un peu plus de 30 000 hommes, soit au total 3% de toute la population mâle algérienne. En face, 307.146 Algériens servaient alors dans l’armée française, soit 10% de tous les Algériens mâles adultes. L’«insurrection nationale» de tout un peuple rassemblé contre le colonisateur est donc, pour le moins, à relativiser…

«Mis en accusation pour régionalisme et antinationalisme, les cadres kabyles furent ensuite écartés de la direction du parti, puis exclus, cependant que certains étaient assassinés, comme Ali Rabia en 1952.»

—  Bernard Lugan

2- Je «maquille des controverses internes en guerre de civilisation». Sous-entendu, la «crise berbériste», question essentielle qui taraude l’Algérie, à savoir celle de son identité, ne serait qu’une «controverse interne»… Or, à travers cette crise qui divisa le mouvement nationaliste algérien alors en pleine phase de constitution, se posait en réalité la question de l’identité même de l’Algérie qui, aujourd’hui encore, est au cœur du non-dit algérien. À savoir: l’Algérie est-elle exclusivement arabo-musulmane ou bien berbère et arabo-musulmane avec une antériorité berbère?

Je reviens donc sur cette question à travers quatre évènements et quatre dates non contestables qui nous placent loin d’une «controverse interne»:

  1. En 1947, lors du premier congrès du PPA/MTLD, les Kabyles tentèrent d’introduire la revendication berbère dans la lutte pour l’indépendance.
  2. En 1948, le MTLD, évacua cette revendication dans son appel à l’ONU, dans lequel était inscrite la phrase suivante: «La nation algérienne, arabe et musulmane existe depuis le 7ème siècle». Pour Messali Hadj, arabisme et islamisme étaient en effet les éléments constitutifs sans lesquels l’Algérie algérienne ne pourrait pas faire «coaguler» ses populations. Pour la direction du PPA/MTLD, la réponse était donc évidente: l’Algérie était une composante de la nation arabe, sa religion était l’islam et le berbérisme était un moyen pour le colonisateur de diviser les Algériens.
  3. En 1949, au sein de la section de métropole du PPA-MLTD éclata la «crise berbériste» qui opposa les Kabyles voulant faire reconnaître la «berbérité» comme partie intégrante du nationalisme algérien à la direction arabo-islamique du mouvement qui refusait.
  4. Mis en accusation pour régionalisme et antinationalisme, les cadres kabyles furent ensuite écartés de la direction du parti, puis exclus, cependant que certains étaient assassinés, comme Ali Rabia en 1952. Plus tard, la mise à mort d’Abane Ramdane marqua le début d’une pratique d’élimination que Boussouf et Boumediene mettront ensuite en œuvre afin d’isoler les personnalités pouvant être un obstacle à leur volonté de prise du pouvoir.

Cette guerre interne au courant nationaliste laissa des traces et l’opposition entre berbéristes et arabo-islamistes se prolongea:

«(…) durant la guerre de libération, mais la nécessité de l’union va pousser les dirigeants à atténuer leurs divergences et il y a une sorte de consensus à mettre entre parenthèses les problèmes algériens jusqu’à l’indépendance. Aucun grand texte de la révolution–Proclamation du 1er novembre, Plate-forme de la Soummam, Charte de Tripoli,– ne fait allusion à la langue berbère. À l’inverse, la langue arabe est à chaque fois définie comme l’un des éléments de la personnalité algérienne (…)» (Haddadou, M-A., (2003)) «L’État algérien face à la revendication berbère: de la répression aux concessions». Glottopol, n° 1, janvier 2003, pp.131-138.

Tout cela explique pourquoi, durant la période de la guerre d’indépendance:

«(…) l’un des soucis lancinants des responsables arabes (…) aura été de marginaliser les chefs politiques kabyles: à leurs yeux (…) à peu près tous suspects de berbérisme et leur loyalisme arabe n’est pas assuré. La liquidation physique d’Abane Ramdane, puis le lent processus d’encerclement et de marginalisation de Krim Belkacem, peut-être même la mort d’Amirouche, s’inscrivent dans ce contexte de rivalité Arabes/Kabyles. Par-delà leurs divergences et les conflits d’ambitions personnelles, les principaux chefs arabes se sont tous retrouvés sur la nécessité de briser l’hégémonie kabyle sur le FLN-ALN. Trente ans après les évènements, l’ancien président Ahmed ben Bella (considérait) encore le Congrès de la Soummam (1956) et l’action d’Abane Ramdane– en particulier son laïcisme– comme «entachés de berbérisme et tournant le dos à l’Islam. Il explicite ainsi l’un des motifs qui ont amené ses pairs et ennemis politiques au sein du FLN à organiser sa liquidation physique» (Chaker, S., (1987) «L’Affirmation identitaire berbère à partir de 1900, Constantes et mutations (Kabylie)». «Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, année 1987, volume 44, pp.13-34).

D’autant plus que, sur le terrain, la guerre contre la France fut essentiellement menée par des Berbères dont les chefs étaient Abane Ramdane, Amirouche Aït Hamouda, Krim Belkacem ou encore Hocine Aït Hamed. Les Berbères revendiquaient même l’antériorité du combat nationaliste car ils:

«(…) avaient opté pour l’indépendance à une époque où le courant arabo-musulman était encore loin d’avoir, dans toutes ses composantes, remis en cause la souveraineté de la France!» (Chaker, 1987, op cité, page 23).

En définitive, le berbérisme fut évacué de la revendication nationaliste au profit de l’arabo-islamisme qui devint la doctrine officielle du FLN, laquelle fut ensuite reprise à leur compte par les militaires qui prirent le pouvoir en 1965, ce que nous verrons dans ma prochaine chronique.

Par Bernard Lugan
Le 09/09/2025 à 11h00