Créé en 2009 sous la dénomination BRIC (pour Brésil, Russie, Inde et Chine) puis rebaptisé BRICS avec l’adhésion de l’Afrique du Sud en 2011, ce club s’est pensé dès le départ comme une structure de coordination et de solidarité économique visant à contrebalancer tous azimuts le poids de l’Occident.
Se réunissant chaque année à l’occasion d’un sommet, l’objectif opérationnel de l’organisation est avant tout d’encourager et de faciliter le développement économique et commercial, autant bilatéral que multilatéral entre les pays membres.
A cet effet, des institutions financières ont été créées par les BRICS, à l’instar de la «Nouvelle Banque de Développement», et les échanges commerciaux entre les pays membres se font de plus en plus dans les monnaies nationales (yuan, rouble, roupie…).
Le potentiel économique est tout simplement énorme, puisque avec 3,3 milliards d’habitants, soit 47% de la population mondiale, les BRICS vont produire, selon différentes estimations, l’équivalent de 36% du PIB mondial en 2023, soit plus que le G7, c’est-à-dire le noyau le plus développé de l’Occident collectif. Quant au potentiel technologique, le rattrapage accéléré de la Chine et de l’Inde, couplé à une complémentarité évidente en termes d’appareils productifs et de richesses naturelles, fait que ce bloc peut théoriquement vivre en quasi-autarcie.
Mais les BRICS ne sont ni une alliance militaire, ni un espace de libre-échange, ni un bloc civilisationnel, ni encore moins un État doté d’une souveraineté centralisée avec un projet global. Il s’agit avant tout d’une structure de coopération multilatérale avec des complémentarités évidentes, mais grevée de contradictions internes a priori indépassables.
Premièrement, le manque de cohérence culturelle et civilisationnelle. Entre une Russie chrétienne orthodoxe, une Chine confucéenne, une Inde majoritairement hindouiste, un Brésil catholique et une Afrique du Sud chrétienne protestante évangélique avec un fond de religions traditionnelles locales, il n’y a pas matière à forger un imaginaire civilisationnel commun.
Deuxièmement, le manque de cohérence géographique. Car oui, l’éparpillement des BRICS sur trois continents rend toute perspective d’alliance militaire future tout simplement illusoire, en l’absence de capacité de projection militaire sérieuse et effective. Seul le noyau dur (Russie, Chine et Inde) peut se targuer d’un continuum géographique, de nature à fonder une alliance militaire effective.
Mais vous me direz: qu’en est-il de l’OTAN? Cette alliance n’est-elle pas éparpillée sur différents continents et séparée par d’immenses océans?
Oui, elle l’est, à la différence que ces océans sont sous le contrôle effectif de la puissance navale américaine à travers différentes flottes de l’US Navy, lui offrant une capacité de projection militaire inégalée sur tous les continents.
Troisièmement, les contradictions internes, et il y en a beaucoup. Des litiges territoriaux importants continuent d’opposer l’Inde à la Chine, en particulier dans la région de l’Aksai Chan au niveau du Xinjiang et du Tibet, et dans la région qui se trouve au sud de la ligne McMahon au Tibet. Des affrontements et des escarmouches ont régulièrement lieu avec des morts et des blessés de part et d’autre.
De même, la rivalité régionale sino-indienne se déploie à travers des jeux triangulaires qui fragmentent géopolitiquement la région. Dans cette perspective, la Chine s’appuie sur le Pakistan pour contenir l’Inde. Quant à cette dernière, elle n’hésite pas à maintenir avec fermeté ses revendications territoriales, en soutenant notamment les indépendantistes tibétains. De même, New Delhi n’hésite pas à développer ses relations avec des rivaux de Pékin dans la région comme les Etats-Unis ou encore l’Australie.
Mais la plus grande contradiction, et paradoxalement la moins visible pour l’instant, est celle qui va irrémédiablement opposer la Russie et la Chine. Car depuis 2014, année durant laquelle la Russie a annexé la Crimée, annexion que Pékin n’a toujours pas reconnue, et a fortiori depuis l’enclenchement du conflit russo-ukrainien en 2022, les agendas des deux puissances ont fondamentalement changé.
Car si depuis 2009, la Chine autant que la Russie ont vu dans les BRICS un instrument de rééquilibrage qui vise à réformer l’ordre et les institutions internationales en vue d’une meilleure représentativité du «Grand Sud» et un re-paramétrage de la mondialisation économique, depuis 2022, ce n’est radicalement plus le cas pour la Russie. En effet, la rupture quasi définitive avec l’Occident oblige la Russie à œuvrer pour la création d’un autre monde, qui évoluera en rupture totale avec l’Occident. A Moscou, on ne parle plus de mondialisation ou de réformes des institutions internationales. Par contre, on y parle de «Printemps russe», de «monde russe» et de «bloc eurasiatique».
Quant à la Chine, dont la croissance et le développement économique dépendent encore étroitement des marchés occidentaux, elle ne peut se permettre ne serait-ce que d’entrevoir une telle rupture avec l’Occident.
Plus le temps passera, plus ses contradictions deviendront ingérables, jusqu’au moment où la question d’une rupture, probablement intelligemment négociée, se posera.
En même temps, la Chine ne peut se permettre de lâcher la Russie dans le contexte de cet affrontement avec l’Occident, car elle sait qu’elle est inévitablement la suivante sur la liste.
Ainsi, soit Moscou finira par abandonner sa vision de la multipolarité ayant pour but de lui permettre d’exister en tant que pôle souverain, mais le prix à payer sera une vassalisation de la Russie par la Chine, donnant lieu à des BRICS avec un centre, la Chine, et une périphérie. Soit Moscou décidera de maintenir le cap en misant davantage sur son projet de monde russe et de consolidation de l’Eurasie, tout en restant dans les BRICS en tant que partenaire économique, mais le leadership reviendra indéniablement à la Chine et à l’Inde.
Dans tous les cas de figure, les contradictions profondes qui traversent les BRICS donneront lieu soit à une dislocation de cette organisation, soit à un gel de son évolution, les condamnant à rester un simple sommet de dialogue et de coordination multilatéral.
Après, l’histoire demeure ouverte et tous les scénarios restent envisageables. Mais quoi qu’il en soit, les faits sont têtus et le réel réussit toujours à avoir le dernier mot, peu importe le temps que ça prendra. Car le monde sera multipolaire où il ne sera pas.