Comment la politique intérieure influence-t-elle la politique étrangère?

Xavier Driencourt.

ChroniqueL’Algérie insulte, interdit, refuse, humilie– et la France se tait ou murmure. Certains sont allés jusqu’à dire que la reconnaissance de la Palestine comme État était liée à ces jeunes binationaux qu’il fallait amadouer.

Le 02/12/2025 à 16h00

On le constate aujourd’hui dans un certain nombre de pays: la politique étrangère peut être dictée par des considérations de politique intérieure.

Historiquement, cela a souvent été le cas. Les guerres de religion du 16ème siècle furent des conflits où politique intérieure (la lutte contre les protestants) et politique extérieure (le soutien de l’Espagne aux catholiques) s’entremêlaient. La révocation de l’édit de Nantes, en 1685, a eu des répercussions sur les guerres européennes et sur l’affrontement engagé par Louis XIV contre les puissances protestantes (Royaume-Uni, Pays-Bas, principautés allemandes). Le soutien de la France à l’unité italienne sous Napoléon III, puis à l’unité allemande, la désastreuse déclaration de guerre de juillet 1870, le Kulturkampf en Allemagne sous Bismarck, etc., relevaient eux aussi, en partie, de considérations de politique intérieure.

Aujourd’hui, la France, paralysée par une crise politique sans précédent, semble en quelque sorte condamnée à une forme de gesticulation diplomatique sans réelle influence sur l’évolution du monde — malgré les affirmations du Président de la République ou de son ministre des Affaires étrangères. Hélas, le spectacle de notre classe politique, comme notre insouciance budgétaire, entament la crédibilité de la France sur la scène internationale.

L’Allemagne, si proche de nous, demeure marquée par les crimes commis sous le régime hitlérien. Cette marque indélébile de l’histoire a conduit, depuis 1945, les gouvernements allemands à adopter une politique étrangère résolument pro-israélienne, comme pour expier l’horreur de la Shoah.

«S’il est bien deux pays à l’égard desquels notre politique étrangère est fréquemment dictée par des considérations de politique intérieure — au point de conduire à des contradictions, voire à une forme d’impuissance diplomatique — ce sont Israël et l’Algérie.»

—  Xavier Driencourt

Berlin n’a pas reconnu l’État palestinien, contrairement à la France et au Royaume-Uni. De même, l’Allemagne — comme si le pacte Ribbentrop-Molotov avait laissé un traumatisme durable — a constamment pris ses distances avec Moscou et recherché, durant la guerre froide, l’appui militaire américain face au danger de l’URSS communiste, puis de la Russie poutiniste.

Aux États-Unis, on a souvent avancé que l’influence de la communauté juive au sein du Parti démocrate pouvait orienter la politique proche-orientale des présidents américains. L’influence de cette communauté, comme celle des donateurs financiers sur les candidats à la présidentielle, peut en effet conduire l’exécutif américain à une prudence — ou une patience — particulière sur les dossiers du Moyen-Orient.

En Espagne, le passé marocain du Royaume, comme sa longue présence au Sahara occidental, ont inévitablement conduit le gouvernement espagnol à une approche pragmatique du dossier marocain et sahraoui.

Mais regardons plus particulièrement le cas français.

S’il est bien deux pays à l’égard desquels notre politique étrangère est fréquemment dictée par des considérations de politique intérieure — au point de conduire à des contradictions, voire à une forme d’impuissance diplomatique — ce sont Israël et l’Algérie.

Ces deux pays présentent en effet, paradoxalement, des similitudes, alors même que notre relation à chacun d’eux est pétrie d’histoire et traversée par une logique de repentance (à l’égard de la colonisation pour l’Algérie, à l’égard de la Shoah pour Israël). Histoire, forte communauté binationale, poids dans la politique intérieure française: tels sont les éléments qui pèsent sur notre diplomatie.

L’Algérie, symbole de notre impuissance

L’Algérie, je l’écris souvent, relève autant de la politique étrangère que de la politique intérieure. Quand le Président, ou son ministre des Affaires étrangères, s’exprime sur la Corée du Nord, l’Australie, l’Argentine ou le Japon, il sait qu’il ne parle que de «politique étrangère». En revanche, lorsqu’il aborde la question algérienne, c’est une autre affaire. Alors, notre dirigeant doit redoubler de prudence: il «marche sur des œufs», car il sait que ses mots, à Paris, seront non seulement écoutés, entendus et décryptés à Alger, mais aussi, en France même, scrutés par une partie de la population avec attention et bienveillance, tandis qu’une autre sera portée à les contester. Pourquoi cette interférence entre politique intérieure et diplomatie? Pourquoi notre politique étrangère est-elle à ce point «imprégnée», je dirais même «inoculée», de considérations intérieures?

Il y a plusieurs raisons à cette imprégnation, qui sont autant de paramètres de notre politique extérieure.

– La géographie et l’histoire, d’abord, qui lient la France à l’Algérie par une frontière maritime de 800 kilomètres et par une colonisation longue, souvent brutale, jamais oubliée, de 132 ans.

– L’immigration, ensuite, avec une population ayant un lien avec l’Algérie estimée à près de 10% de la population française, marquée par une grande diversité d’histoires, de mémoires et de sensibilités. Immigration ancienne, composite (Arabes et Berbères), souvent concentrée géographiquement, première immigration extra-européenne en France, immigration musulmane essentiellement familiale. En l’absence de statistiques ethniques, on estime ainsi à plus de 10% la part de la population française liée à l’Algérie. Ces différentes catégories de Français sont aussi des électeurs, rassemblés dans certains territoires, qui ne votent pas de la même façon et obligent nos responsables politiques à de subtiles contorsions: dire une chose et son contraire. Un «en même temps» diplomatique qui rend notre ligne illisible.

«Des émeutes de 2005 aux violences urbaines de 2023, une peur est devenue structurelle: celle des «banlieues», brandie comme justification implicite de notre immobilisme.»

—  Xavier Driencourt

– L’idéologie, enfin: à gauche, une bienveillance postcoloniale teintée de remords et de culpabilité; à l’extrême gauche, un clientélisme communautaire assumé, souvent mêlé à une rhétorique propalestinienne, à un islamisme dévoyé et à un antisémitisme latent; à droite, un mélange d’amnésie sélective et de cynisme politique.

À cela s’ajoute, des émeutes de 2005 aux violences urbaines de 2023, une peur devenue structurelle: celle des «banlieues», brandie comme justification implicite de notre immobilisme. D’où une politique étrangère autocensurée, illisible, incohérente. D’où notre incapacité, depuis longtemps — et plus encore depuis l’été 2024 — à répondre aux provocations d’Alger, à faire respecter les règles élémentaires du droit international en matière d’expulsions, à dénoncer l’accord migratoire de 1968, à défendre nos centres culturels ou nos intellectuels menacés, comme Boualem Sansal.

L’Algérie insulte, interdit, refuse, humilie — et la France se tait, ou murmure. Certains sont même allés jusqu’à suggérer que la reconnaissance de la Palestine comme État était liée à ces jeunes binationaux qu’il faudrait amadouer.

Israël: même faiblesse, autre visage

Cette logique d’autocensure n’est pas propre à l’Algérie. Elle se retrouve, sous une forme inversée, dans la politique française à l’égard d’Israël. En miroir, pourrait-on dire, car, contrairement à l’Algérie, Israël ne nous pose pas de problèmes intérieurs du même ordre.

Mais là encore, notre diplomatie paraît dictée par ses tensions internes: la crainte des manifestations propalestiniennes, l’influence idéologique de l’extrême gauche, la radicalisation d’une partie des discours communautaires. Comme si désigner clairement l’islamisme radical comme l’ennemi, à Gaza comme ailleurs, risquait d’accentuer les fractures d’une société déjà fragile.

Depuis l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, la France condamne les violences du Hamas, mais avec prudence. Elle critique bruyamment les ripostes israéliennes, mais parle bas lorsqu’il s’agit de rappeler que le Hamas est une organisation islamiste totalitaire, antisémite et jihadiste. Elle dénonce des «bombardements excessifs», mais oublie parfois de rappeler qu’Israël affronte un ennemi qui se dissimule derrière des civils, instrumentalise la souffrance et rejette tout compromis.

«Nos dirigeants hésitent à assumer que l’islamisme radical — le pire ennemi de l’islam — constitue aujourd’hui une menace politique réelle pour nos démocraties, qu’il vienne d’Algérie, de Gaza ou d’ailleurs. »

—  Xavier Driencourt

Loin de moi l’idée de passer sous silence l’horreur de Gaza et la responsabilité du gouvernement israélien dans ce désastre humanitaire. Mais le «en même temps» de nos dirigeants n’a pas été sans conséquences. Il alimente l’idée que la France se veut équidistante entre une démocratie et une organisation terroriste. Il brouille notre message au Moyen-Orient. Il entretient l’ambiguïté sur notre rapport à l’islamisme radical, y compris lorsqu’il nous frappe sur notre sol. Il accrédite l’idée que nous avons peur — peur de nommer, peur de décider, peur de heurter.

Ajoutons d’autres facteurs: notre obsession du prétendu «équilibre» diplomatique, et une incapacité persistante à nommer l’islamisme politique pour ce qu’il est, c’est-à-dire un projet idéologique global, qui infiltre nos sociétés, nos institutions et nos représentations.

Nos dirigeants hésitent à assumer que l’islamisme radical — le pire ennemi de l’islam — constitue aujourd’hui une menace politique réelle pour nos démocraties, qu’il vienne d’Algérie, de Gaza ou d’ailleurs. Ce refus de désigner l’ennemi affaiblit notre diplomatie autant que notre cohésion nationale. Car il ne s’agit pas ici de préférer Israël à la Palestine, ni d’être pour ou contre Alger. Il s’agit de comprendre que, dans ces deux cas, nos relations internationales sont devenues le miroir de nos renoncements intérieurs.

Une politique étrangère forte suppose une politique intérieure claire. Or, lorsque la première est dictée par la peur de la seconde, lorsque la diplomatie devient le prolongement d’une incapacité à trancher sur le plan national, elle devient, inévitablement, une diplomatie de l’impuissance.

Par Xavier Driencourt
Le 02/12/2025 à 16h00