Colonisation anglaise et colonisation française: quel modèle?

Xavier Driencourt.

ChroniquePourquoi deux anciennes colonies, l’une britannique – la Malaisie –, l’autre française – l’Algérie –, deux nations à majorité musulmane, toutes deux devenues indépendantes à la même époque, ont-elles connu des trajectoires si contrastées? La première, dépourvue de pétrole et de gaz, figure aujourd’hui au 22ème rang des puissances économiques mondiales, tandis que la seconde, riche en hydrocarbures, peine à se hisser au-delà de la 120ème place.

Le 16/09/2025 à 16h00

J’ai été, dans ma carrière, en fonction dans des anciennes colonies britanniques, l’Australie puis la Malaisie et dans une ancienne colonie française, l’Algérie.

À Kuala Lumpur comme à Alger, j’ai souvent été frappé par la comparaison entre ces deux pays. Pourquoi deux anciennes colonies – l’une britannique, la Malaisie, l’autre française, l’Algérie –, deux nations à majorité musulmane, ayant toutes deux accédé à l’indépendance par la lutte (particulièrement âpre dans le cas algérien), et dans une même période – 1957 pour la Malaisie, 1962 pour l’Algérie –, affichent-elles aujourd’hui des trajectoires si divergentes? Soixante ans après leur accession à la souveraineté nationale, la Malaisie, dépourvue de ressources pétrolières ou gazières, occupe le 22ème rang des puissances économiques mondiales, tandis que l’Algérie, abondamment dotée en hydrocarbures, peine à dépasser la 120ème place.

Y a-t-il une malédiction sur l’Algérie? Pourquoi ce pays n’a-t-il pas réussi sa transition politique et économique? Pourquoi n’a-t-il pas décollé économiquement alors que l’Inde et la Malaisie, sans parler de Singapour, sont parmi les premières puissances économiques au monde? Pourquoi l’Algérie n’a-t-elle pas trouvé une relation normalisée avec la France, ancienne puissance coloniale alors que l’Inde et la Malaisie entretiennent des relations apaisées et normales avec la Couronne britannique? Pourquoi l’Algérie ne décolle pas alors que le Maroc voisin attire les investissements étrangers?

J’essaie d’en trouver les raisons.

Parmi les explications possibles, l’une pourrait être la suivante: l’Inde, la Malaisie et, dans une certaine mesure, Singapour sont des sociétés multiculturelles. Cette pluralité a pu favoriser, sous certaines conditions et malgré des épisodes de violence dramatique – la guerre civile en Inde au moment de l’indépendance ou encore les affrontements entre Malais et Chinois en Malaisie –, l’émergence d’une forme de tolérance, ou du moins d’un vivre-ensemble pragmatique.

En Algérie, le multiculturalisme ou le mélange des races n’a pas fonctionné, les Arabes ont imposé leurs lois, leur langue, leur religion aux Kabyles, aux Mozabites et bien sûr n’ont plus toléré les Français.

En Malaisie, ce pluralisme est particulièrement fort: les Chinois représentent 30% de la population et d’une certaine façon «font tourner le pays», sont très puissants économiquement. Ce n’est évidemment pas le cas en Algérie.

Une autre explication pourrait résider dans la nature des régimes politiques. L’Inde est qualifiée de plus grande démocratie au monde, mais elle a souvent fonctionné, hier sous les Gandhi comme aujourd’hui, selon un modèle de démocratie «autoritaire», capable d’imposer sans détour ses valeurs et ses orientations. La Malaisie, de son côté, a connu pendant vingt-quatre ans la poigne de fer de Mahathir Mohamad, dans le cadre d’une démocratie musclée. Singapour, enfin, s’est forgé sous la direction de Lee Kwan Yew. Malgré ces nuances, ces trois pays relèvent dans l’ensemble de démocraties parlementaires d’inspiration britannique.

À l’inverse, l’Algérie n’a jamais véritablement expérimenté de régime démocratique depuis son indépendance. Le pays a d’abord été placé sous un régime militaire de 1962 à 1979, avant de sombrer, dans les années 1990, dans une guerre civile sanglante contre les mouvements islamistes. S’en sont suivies deux décennies de présidence Bouteflika, marquées par la domination persistante du FLN, d’abord parti unique puis force politique hégémonique malgré l’ouverture pluraliste amorcée à la fin des années 1980. Aujourd’hui encore, derrière l’apparence d’un gouvernement civil, ce sont les militaires qui continuent de détenir les leviers réels du pouvoir.

Un autre facteur d’explication réside sans doute dans l’environnement régional. L’Inde, la Malaisie et Singapour évoluent au sein d’un espace hautement compétitif, dominé par la dynamique des dragons asiatiques: Vietnam, Cambodge, Thaïlande, Philippines, Taïwan… Cet écosystème exerce une pression constante qui stimule la croissance, car la priorité des États et de leurs gouvernements demeure le développement économique.

Le cas du Vietnam est révélateur: ancienne colonie française, théâtre de deux guerres dévastatrices – contre la France d’abord, contre les États-Unis ensuite – et toujours confronté aux ambitions chinoises, le pays n’entretient pourtant aucune rancune vis-à-vis de ses anciens adversaires. Il a fait le choix stratégique de placer le développement économique au cœur de son projet national.

L’environnement régional constitue en effet un facteur déterminant, qui prévaut sur bien d’autres critères. Les pays d’Asie, fédérés au sein d’alliances telles que l’ASEAN, évoluent dans un cadre à la fois stimulant et hautement concurrentiel, propice à l’innovation et à l’accélération du développement économique.

La situation de l’Algérie contraste fortement avec celle des pays d’Asie. Hormis le Maroc, son voisin immédiat, elle n’est entourée que d’États faiblement développés. Aucune alliance ni dynamique régionale de solidarité n’existe réellement: les tentatives de construction d’un Maghreb uni ont échoué, et Alger a rompu ses relations diplomatiques avec Rabat il y a déjà quatre ans.

Vers le Sud, les pays du Sahel demeurent prisonniers de la pauvreté et des conflits armés, tandis qu’à l’Est, la Libye est en guerre civile depuis plus de quinze ans. Contrairement à l’ASEAN en Asie, les alliances régionales font défaut, à l’exception notable – mais peu intégratrice – de l’Union africaine.

«La France coloniale, convaincue de la supériorité de son modèle, n’a pas légué un simple état d’esprit ou quelques principes libéraux, mais au contraire un cadre institutionnel lourd, rigide et centralisé. »

—  Xavier Driencourt

Les conflits régionaux peuvent également être avancés comme facteur explicatif. Dès 1962, l’Algérie et le Maroc ont été engagés dans des affrontements armés. Le dossier du Sahara occidental demeure, pour Alger, une source permanente de tension. Au sud, les pays du Sahel sont minés par l’extrême pauvreté et les guerres, tandis qu’à l’est, la Libye s’enlise depuis quinze ans dans une guerre civile. Le Mali et l’Algérie, pour leur part, entretiennent une relation de quasi-conflit.

Pourtant, cette explication trouve vite ses limites: l’Asie, elle non plus, n’a pas été épargnée par les guerres. L’Inde a connu une décolonisation brutale et un conflit sanglant avec le Pakistan dès 1947, suivi d’une nouvelle guerre en 1971 ayant conduit à la création du Bangladesh, sans oublier la course nucléaire entre les deux puissances et les récentes escarmouches frontalières. À cela s’ajoutent les guerres d’Indochine et du Vietnam, la tragédie cambodgienne, ou encore le conflit au Laos, tandis que l’Afghanistan est en proie à la guerre depuis plus de trois décennies.

Ni le Maghreb ni l’Asie n’ont donc été épargnés par les déchirements armés. Là encore, il faut chercher ailleurs les véritables facteurs de divergence.

J’en viens à penser que l’explication – encore une fois, la différence, soixante ans après leur indépendance, entre l’Algérie, ancienne colonie française, et la Malaisie, ancienne colonie britannique – résiderait davantage dans la nature et les méthodes de la colonisation. C’est peut-être là, à mes yeux, l’indice le plus déterminant.

En effet, au 19ème siècle, les Britanniques, dans leur pratique coloniale, n’ont pas systématiquement démantelé l’ordre politique et social préexistant. En Inde comme en Malaisie, ils ont maintenu les maharadjahs et les sultans, tout en gouvernant «derrière le rideau», à travers une administration légère, davantage tournée vers la surveillance, l’orientation et le contrôle. Leur empreinte n’a pas seulement laissé des institutions, mais surtout un état d’esprit, perceptible dans des territoires aussi variés que l’Inde, la Malaisie, Singapour, le Kenya, ou encore les anciens dominions tels que l’Australie et le Canada.

Cet état d’esprit, d’inspiration libérale, reposait sur trois principes qui demeurent d’actualité: une séparation des pouvoirs à l’Anglaise, une justice relativement indépendante, une presse globalement critique, et, enfin, une confiance affirmée dans la liberté d’entreprendre.

En somme, les Britanniques ont privilégié une forme de soft power en s’appuyant sur les structures locales et en diffusant un cadre de valeurs, là où la France, dans son entreprise coloniale, a cherché à imposer directement ses propres institutions et à remodeler en profondeur l’ordre politique et social existant.

La France coloniale, convaincue de la supériorité de son modèle, n’a pas légué un simple état d’esprit ou quelques principes libéraux, mais au contraire un cadre institutionnel lourd, rigide et centralisé.

Là où les Britanniques ont maintenu une continuité en s’appuyant sur les structures locales, la France a, en Afrique, au Maghreb comme en Asie, entrepris de raser l’ordre ancien pour imposer la force de son système.

Elle a bâti et laissé derrière elle une architecture administrative complète: des gouverneurs devenus hauts commissaires puis préfets, des directions des impôts et du Trésor, une École nationale d’administration, des conseils constitutionnels, un double ordre juridictionnel, administratif et judiciaire. Aujourd’hui encore, l’Algérie fonctionne avec des walis qui prolongent la logique des préfets français et des directions centrales largement calquées sur leurs homologues hexagonaux.

Il va de soi que le système colonial britannique n’a pas été exempt de brutalité: l’Inde, l’Afrique du Sud, la Rhodésie devenue Zimbabwe, l’extermination des aborigènes en Australie ou encore la mise au pas des Français au Québec rappellent la puissance coercitive de l’Empire.

De la même manière, si l’Algérie illustre la «règle» que j’ai décrite, le Maroc y fait exception. La France y a en effet préservé – comme en Tunisie – les institutions monarchiques traditionnelles, allant même jusqu’à les renforcer en leur greffant, à l’instar des Britanniques ailleurs, certains principes et méthodes administratives.

Le résultat est tangible: plus de soixante ans après son indépendance, et malgré l’absence de ressources pétrolières ou gazières, le Maroc s’impose comme l’une des principales puissances économiques du continent africain, tandis que son voisin continue de vivre d’une double rente, à la fois pétrolière et mémorielle.

En somme, la France a laissé des institutions, la Grande-Bretagne un état d’esprit.

Je suis convaincu que l’explication principale à la question posée en préambule réside ici: pourquoi, soixante ans après leur indépendance, les anciennes colonies britanniques – Inde, Malaisie, Singapour, sans oublier l’Australie et le Canada – figurent-elles aujourd’hui parmi les pays les plus développés, tandis que la majorité des ex-colonies françaises occupent, à l’exception notable du Maroc et du Vietnam, le bas du classement? Certes, la guerre, l’islam ou l’environnement régional constituent des facteurs d’explication qu’il ne faut pas négliger. Mais plus que tout, ce sont le système et les méthodes de colonisation, française d’un côté et britannique de l’autre, qui offrent sans doute la clé de lecture la plus pertinente.

Par Xavier Driencourt
Le 16/09/2025 à 16h00