Boualem Sansal en liberté

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueComme tout bon écrivain, Boualem Sansal écrira et nous racontera cet épisode de sa vie. Ainsi sera découvert le visage d’un régime qui n’aime ni les écrivains ni les artistes, encore moins ceux qui lui rappellent des vérités historiques.

Le 24/11/2025 à 11h00

Boualem Sansal est apparu hier soir pour la première fois depuis sa libération. C’était au Journal de 20H de France 2. Cheveux coupés (plus de petite queue de cheval grise), amaigri, un peu gauche, mais heureux d’être là.

La première remarque qu’il fit, c’est la perte en partie du langage. Pour un écrivain, c’est grave. Il cherche ses mots. En prison, il n’avait personne à qui parler. Au bout d’une année, la parole s’estompe. La mémoire est en panne. Il n’arrive plus à nommer les objets les plus usuels, comme la table, la chaise, le lit, etc. Un vide, une perte momentanée du langage.

Il a évoqué la dureté de la prison algérienne en parlant des autres prisonniers, notamment des journalistes qui sont incarcérés pour avoir fait leur travail. Ils sont innocents, et ils moisissent en silence. En même temps, il dit avoir été bien soigné par des médecins compétents.

Pas de livres non plus. Quelques bouquins, dont certains déchirés.

Pas d’écriture. À son arrestation, on lui avait confisqué son ordinateur portable ainsi que son téléphone. Il dit qu’il va être obligé de retourner à Alger pour les récupérer.

Pour lui, il est important de tester sa libération en retournant en Algérie récupérer ses affaires et en ressortir sans être inquiété.

La prison, ce n’est pas qu’une question de privation de liberté. C’est aussi le silence, la solitude mentale, et la dépravation de tout son être, les humiliations fréquentes, les atteintes à la dignité.

Il n’avait commis aucun crime. Rappeler dans un entretien à une revue française que durant la colonisation une partie de l’Ouest algérien faisait partie du Maroc, n’est en aucun cas un délit, un crime. Fait historique véridique. Il a été condamné pour cela à cinq ans de prison.

La France de l’époque annexait tout territoire riche à l’Algérie française. À l’indépendance, lorsque les Marocains réclamèrent le retour de certaines localités dont Tindouf, l’armée qui dirigeait le pays, refusa et envoya ses chars contre son voisin qui l’avait énormément aidée durant la guerre de libération.

«On a appris dans un article du Parisien que les Nations Unies avaient donné un ultimatum au président Tebboune pour le libérer sinon l’Algérie serait inscrite dans la liste des États voyous.»

—  Tahar Ben Jelloun

Boualem raconte:

«Ma situation s’est aggravée le jour où Macron a reconnu la marocanité du Sahara. Ce jour-là, la junte a vécu cela comme une défaite, une humiliation. Tout a été rompu entre la France et l’Algérie. J’étais au milieu. Pas question de faire un geste qui arrangerait les Français. De ce fait, l’Algérie est isolée. La Russie ne l’a pas soutenue au Conseil de sécurité. Même les Sahraouis commencent à s’en détacher.»

Boualem Sansal parle mais sa voix est épaisse, ce qui rendait difficile la compréhension de ce qu’il disait.

Le journaliste lui demande comment il se sent aujourd’hui. Boualem répondit: «Le bonheur de retrouver un café; l’odeur du café; la liberté de s’y installer». Ce sont des choses simples et pourtant, leur manque, leur absence sont insupportables.

La vie est faite de petits riens. Des habitudes, des gestes quotidiens. Nous sommes faits de l’ensemble de nos gestes et habitudes. La prison les condamne à la disparition. C’est de l’ordre de la frustration qui creuse son sillon dans le corps et dans tout l’être. Boualem a souffert. Son moral est sorti intact, mais il a besoin de temps pour retrouver le goût des choses, aussi bien superficielles que fondamentales comme la liberté de bouger, de parler, de crier, d’aimer et même de chanter et de danser.

Boualem est libre. On a appris dans un article du Parisien que les Nations Unies avaient donné un ultimatum au président Tebboune pour le libérer sinon l’Algérie serait inscrite dans la liste des États voyous. Il avait deux mois pour procéder à cette libération. Quelques jours avant la fin de l’ultimatum, il aurait réclamé un mois de plus pour trouver le moyen d’organiser sa libération. C’est là que le président allemand est entré en scène et que Boualem a pu bénéficier de la grâce présidentielle.

La grâce ne veut pas dire l’innocence. Qu’importe. Avant de sortir, avant d’être libéré, le directeur de la prison eut un entretien avec Boualem. Il a raconté cela l’autre soir sur France 2. C’était surréaliste. Mais Boualem Sansal a tenu bon et a dit qu’il continuerait à critiquer les régimes, à dénoncer les dictatures.

Durant cette longue année, il n’a pas pu écrire une ligne. Mais comme il a dit, «il a écrit dans sa tête». Comme tout bon écrivain, Boualem Sansal écrira et nous racontera cet épisode de sa vie. Ainsi sera découvert le visage d’un régime qui n’aime ni les écrivains ni les artistes, encore moins ceux qui lui rappellent des vérités historiques.

Kamel Daoud, l’autre grand écrivain algérien persécuté par son pays, n’a pas renoncé à dire ses vérités au régime militaire d’Alger. Il se déplace pour les traductions de son Goncourt («Houris», Gallimard). Hier, il était en Martinique. Nous avons discuté au téléphone à propos de Boualem et aussi de son propre sort. La semaine prochaine, il sera au Danemark. Il me dit qu’il va dans les pays qui n’ont pas d’accords d’extradition avec l’Algérie.

Ainsi, au lieu d’être fière d’avoir deux écrivains de niveau international, la junte d’Alger les traite de «traîtres au service du sionisme». Votre serviteur est dans le même paquet d’insultes et de haine.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 24/11/2025 à 11h00