A travers toute l’Algérie, les réseaux sociaux mais aussi les blogs d’opposants au régime, le dramatique assassinat de Mohamed Boudiaf est revenu à la surface, à l’occasion du 28e anniversaire de son retour en Algérie, le 16 janvier 1992. Abattu le 29 juin 1992 d’une rafale de mitrailleuse dans le dos, en direct sur les écrans de la télévision algérienne alors qu’il prononçait un discours à Annaba, par le sous-lieutenant Lambarek Boumaarafi, un présumé garde de corps censé le protéger, Mohamed Boudiaf a laissé un dossier jamais refermé, tant les commanditaires de son assassinat tiennent toujours en main le sceptre du pouvoir en Algérie.
En effet, à l’occasion de la journée du 16 janvier, les Algériens n’ont pas manqué de pointer à nouveau un doigt accusateur en direction du duo de généraux Khaled Nezzar et Mohamed Mediène dit «Toufik». Une accusation qui prend tout son sens aujourd’hui, quand on sait que les deux hommes, un moment emprisonné pour l’un, et traqué pour l’autre, viennent d’assister triomphalement à l’annulation de toutes les condamnations prononcées ces derniers mois à leur encontre par les justices militaire et civile de leur pays.
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«Lli Jabouh houma lli Ketlouh» («ceux qui l’ont ramené, sont ceux qui l’ont tué»). Ces paroles, scandées par la foule en juillet 1992 et entendues sur les ondes de la TV algérienne qui transmettait en direct les funérailles de Mohamed Boudiaf, résonnent toujours en Algérie. Car Mohamed Boudiaf n’était pas n’importe qui.
Emprisonné par la France en 1958 avec Rabah Bitat, Ahmed Ben Bella et Houcine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf était l’un des quatre chefs historiques, dits «ministres d’Etat», au sein du Gouvernement provisoire de la république algérienne. Bien que pressenti pour devenir premier président de l’Algérie indépendante en 1962, les rivalités politiques l’envoient en prison en 1963, puis à la déportation dans le désert de l’Adrar sous le premier gouvernement algérien. De 1964 à 1992, il a vécu en exil au Maroc, dans la ville de Kenitra.
Le 16 janvier 1992, il revient après moult négociations à Alger où il a été rappelé, de par sa légitimité historique, à la tête de l’Etat. Une proposition pourtant refusée par son compagnon de route resté en Algérie, Houcine Aït Ahmed, un homme honni par l’armée dont il a toujours fustigé la mainmise sur le pouvoir politique en Algérie et l’accaparement du «tuyau» (le surnom par lequel les Algériens désignent la manne pétrolière et gazière du pays).
Se révélant finalement comme étant de la même veine que le patron du Front des forces socialistes, car resté fidèle à ses principes, Mohamed Boudiaf a été liquidé le 29 juin 1992, soit moins de six mois après son retour. L’Algérie est alors entrée dans un cycle de violences, initiées en majeure partie par les mêmes «services» du régime qui avaient tué Boudiaf. Ce fut la «décennie noire», et ses près de 200.000 morts.
Selon les observateurs algériens, c’est le renvoi du général Mohamed Lamari de la présidence de la République par Boudiaf qui aurait signé l’arrêt de mort de ce dernier. En effet, Lamari, au même titre que Khaled Nezzar et Larbi Belkheir, avaient le «complexe des caporaux», puisqu’ils ont servi, entre autres actuels généraux, dans l’armée française et combattu leurs propres compatriotes. Boudiaf, en soulevant cette «tare», aurait également ordonné la libération de nombreux prisonniers d’opinion, exigé le gel des relations avec le Polisario, et ouvert certains dossiers de la grosse corruption (trabendo) du système…
Dos au mur, le clan des généraux, une dizaine à l’époque, va se servir de ce coup mafieux pour en faire un système de gouvernance. Car en tuant Boudiaf, le clan restreint des généraux, dit la «boîte noire», a envoyé un message clair, visant à terroriser toute la classe politique algérienne. Quiconque voudrait remettre en cause la toute-puissance de l’armée sur les affaires du pays, connaîtra le même sort que le président Boudiaf.
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La question qui se pose aujourd’hui, c’est que deux commanditaires de l’assassinat du président Boudiaf sont non seulement en vie, mais réhabilités dans leur influence après avoir été traînés dans la boue par l’ancien chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah. Il s’agit de Khaled Nezzar et de Mohamed Mediène. Nacer Boudiaf, le fils du président assassiné, veut que toute la lumière soit faite sur l’assassinat de son père. A la faveur des révélations d’une journaliste algérienne qui a affirmé en août 2020 que nombre de patrons de presse ont été mis au courant de l’exécution du président Boudiaf, Nacer Boudiaf a demandé à Abdelmadjid Tebboune de rouvrir le dossier. Une sollicitation qui est demeurée lettre morte, tellement Tebboune est tétanisé par les militaires.
Avec les appels de plus en plus pressants de la part de blogueurs et d’opposants algériens pour juger les deux commanditaires de l’assassinat de Boudiaf, encore en vie, Nezzar et «Toufiq», tous les regards sont désormais pointés sur l’homme lige qui aurait abattu le président: Lambarek Boumaarafi. Détenu à la prison de Kolea, ce prétendu assassin de Boudiaf serait en danger. Le duo Nezzar-«Toufiq» ne voudraient surtout pas que cette page sombre dans l’Histoire de l’Algérie soit rouverte, et encore moins qu’un témoin privilégié s’exprime. Mais au rythme des purges et de la valse des hommes au pouvoir en Algérie, Nezzar et «Toufiq» pourraient très bien être rattrapés par leur crime.