Le musèlement des Algériens, parqués dans une vaste prison à ciel ouvert par leur régime politico-militaire sénile, prend des proportions extrêmement inquiétantes. Après la dissolution au cours des trois dernières années de nombreux partis politiques d’opposition et associations des droits de l’homme et de la société civile, la fermeture des rares médias qui osaient élever une voix timide contre le régime, l’emprisonnement de journalistes et militants politiques, l’interdiction de manifester, de voyager parfois et de commercer librement, sans parler des privations quotidiennes en produits alimentaires et médicaux de base, des millions de travailleurs algériens sont aujourd’hui privés du droit de grève, seul moyen de défendre pacifiquement et démocratiquement leurs intérêts collectifs.
L’on se rappelle que coup sur coup, les deux chambres du Parlement algérien, le Conseil de la nation et l’Assemblée nationale populaire, ont voté sans discussions, la loi n° 23-02 du 25 avril 2023 relative à l’exercice du droit syndical et la loi n° 23-08 du 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève. Alors que ces deux lois, confectionnées en l’absence des syndicats et en dehors de tout débat public, étaient censées encadrer (et non interdire) le droit de grève dans certains «secteurs stratégiques et sensibles» de l’Etat, leur décret d’application est allé trop loin en fixant une liste plus qu’exhaustive de tous les secteurs étatiques où la grève est interdite et désormais criminalisée.
En effet, le «décret exécutif n° 23-361 du 17 octobre 2023 fixant la liste des secteurs d’activités et des postes de travail nécessitant la mise en œuvre d’un service minimum obligatoire et la liste des secteurs, des personnels et des fonctions auxquels le recours à la grève est interdit» a fixé nominativement les fonctions et secteurs dans les lesquels la grève est strictement prohibée et criminalisée. Aucun secteur n’échappe à cette interdiction ou limitation.
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Si l’on peut comprendre aisément que les militaires, les agents des forces de l’ordre et de sécurité, de la protection civile et autres douaniers ou matons soient interdits de grève, tout comme les diplomates et hauts fonctionnaires de l’Etat, l’on se demande pourquoi sont privés de ce droit syndical certains employés des secteurs de l’éducation et du culte, surtout les imams, pas si indispensables que cela.
Selon l’article 8 du décret exécutif signé par le Premier ministre algérien, publié au Journal officiel du 18 octobre 2023 paru lundi dernier, «la liste des secteurs concernés par l’interdiction de recourir à la grève englobe les domaines de la défense et de la sécurité nationales, ainsi que les secteurs stratégiques et sensibles en termes de souveraineté ou de maintien des services essentiels d’intérêt vital pour la nation».
Cette interdiction de la grève concerne aussi, selon le même article, les personnels des «services de la justice, de l’intérieur, de la protection civile, des affaires étrangères, des finances, des affaires religieuses, de l’énergie, des transports, de l’agriculture, de l’éducation et de la formation et de l’enseignement professionnels». Autant dire que de très nombreux secteurs du pays, comptant plus d’un millier de salariés, sont concernés par cette dérive inédite du régime d’Alger.
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L’interdiction du droit à la grève frappe au demeurant les autres secteurs administratifs et socio-économiques, auxquels le décret d’Aïmene Benabderrahmane impose une condition quasiment irréalisable, à savoir la mise en place, préalablement à tout mouvement de grève, d’«un service minimum obligatoire» qui ne doit pas être «inférieur à 30% de l’effectif total des travailleurs concernés par la grève»!
Cette restriction concerne surtout la santé, les ports et aéroports, les télécoms, la distribution alimentaire et énergétique, les pompes funèbres, les éboueurs…
En vertu de l’Article 11 de ce décret, «le non-respect des dispositions du présent décret entraîne l’application de sanctions…», ce qui signifie l’exposition des grévistes à la répression policière féroce, sous l’accusation inévitable de «terrorisme» ou d’«atteinte à la sécurité nationale», et, partant, leur embastillement pour une durée illimitée.
À part l’Algérie, la Corée du Nord et quelques très rares régimes, les pays du monde entier ne répriment pas et ne limitent pas aussi drastiquement l’exercice du droit syndical de grève, quand bien même ce droit est garanti par la Constitution algérienne et les conventions internationales signées par ce pays avec le Bureau international du travail et l’Organisation internationale du travail.
Selon l’Article 69 de la constitution algérienne, «le droit syndical est reconnu. La loi en garantit le libre exercice. Les opérateurs du secteur économique peuvent se constituer en organisations patronales dans le respect de la loi.»
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De même, l’Article 70 dispose que «le droit de grève est reconnu. Il s’exerce dans le cadre de la loi.» Même si cet article précise que «la loi peut en interdire ou en limiter l’exercice dans les domaines de défense nationale et de sécurité, ou pour tous services ou activités publics d’intérêt vital pour la nation», l’Article 34, relatif aux droits et libertés, précise qu’«aucune restriction aux droits, aux libertés et aux garanties ne peut intervenir que par une loi… En tout état de cause, ces restrictions ne peuvent porter atteinte à l’essence de ces droits et libertés.»
Dans les nombreux «Vu» des lois sur lesquelles il s’est basé, ce nouveau décret liberticide n’a, à aucun moment, cité les articles pertinents de la Constitution qui garantissent le droit de grève et d’autres droits et libertés individuelles et collectives.
Autre grand bond en arrière de ce décret interdisant ou limitant drastiquement le droit de grève: il a indirectement mis fin à l’existence des organisations syndicales sectorielles. Ainsi, il ne peut plus y avoir de syndicats des magistrats ou des imams, désormais interdits de grève. Le syndicat est remplacé, selon le nouveau décret, par un «Comité de dialogue social» (Article 5 du Chapitre 2), dont l’instauration et la composition des membres revient au ministre de tutelle du secteur concerné, au wali de chaque région et au président de la commune. Il s’agit d’un cadre de dialogue prétendant résoudre les éventuels conflits entre l’administration concernée et ses employés. Exit donc les syndicats sectoriels jusqu’ici très actifs dans les domaines de la santé, de la poste et de l’éducation, dans un pays où l’hégémonique Union générale des travailleurs algériens (le FLN des prolétaires locaux) est depuis longtemps moribonde.
Alors qu’il est le garant des droits et libertés des Algériens, Abdelmadjid Tebboune, également en campagne pour un second mandat présidentiel et au cœur d’une lutte de clans sans merci, a passé en douce la patate chaude à Aïmene Abderrahmane en lui faisant signer l’un des textes les plus honteux de «l’Algérie nouvelle». Après avoir interdit les manifestations, le président algérien interdit les grèves. Il veut une campagne électorale extrêmement bien encadrée dans un pays peuplé… de peluches.