Le projet du dirham électronique suit son cours. Après avoir étudié, dans une première phase, l’objectif de l’adoption de la monnaie électronique, Bank Al-Maghrib (BAM) en est aujourd’hui au stade de son expérimentation. La Banque centrale a en effet effectué un test interne sur une plateforme de la Banque mondiale à Washington, comme l’a indiqué, le 25 juin à Rabat, son wali Abdellatif Jouahri.
Ce dernier a toutefois reconnu que le plus difficile reste à faire, à savoir la résolution des problèmes juridiques et réglementaires qui sont liés à cette adoption, et ses répercussions sur les missions de la Banque centrale et sur la politique monétaire. Dans cet entretien, l’économiste El Mehdi Ferrouhi nous éclaire sur les défis du projet de e-dirham, ses chances d’aboutir et ses retombées positives…
Le360: Le projet du dirham électronique en est à la phase de l’expérimentation. À votre avis, a-t-il des chances de réussir, sachant que, de l’aveu même de Abdellatif Jouahri, des pays qui ont lancé des projets similaires ont fini par les abandonner?
El Mehdi Ferrouhi: Il faut d’abord préciser que la monnaie électronique que compte lancer Bank Al-Maghrib n’est pas une cryptomonnaie telle que nous la connaissons. En effet, l’e-dirham ne pourrait être comparé au Bitcoin ou à d’autres monnaies de ce type, et ce pour plusieurs raisons.
Le futur e-dirham est une monnaie numérique de Banque centrale, ou CBDC (pour Central Bank Digital Currency), qui s’appuie sur une blockchain autorisée ou privée, alors que les cryptomonnaies sont adossées à une blockchain non autorisée ou publique. Ensuite, la CBDC est une structure centralisée, contrairement aux cryptomonnaies, qui sont décentralisées.
En outre, la CBDC ne permet pas l’anonymat, vu qu’elle est rattachée à la Banque centrale. Enfin, les possibilités de spéculation sur la CDBC sont très limitées, car cette monnaie sera toujours rattachée au dirham marocain. Cela réduit drastiquement sa volatilité, alors les cryptomonnaies peuvent être extrêmement volatiles.
«Je pense que le e-dirham a toutes les chances de réussir si une solide campagne de communication et un grand effort d’éducation financière sont engagés dans ce sens.»
— El Mehdi Ferrouhi, économiste.
Quant au projet de CBDC marocaine, je pense qu’il a ses chances de réussite. Jusqu’à présent, seuls deux pays ont annulé leurs projets de CBDC, à savoir l’Équateur et le Kenya, alors que d’autres ont déjà lancé leur monnaie numérique, comme les Bahamas avec le Sand dollar, première CBDC lancée en 2020, le Nigeria avec le e-Naira, lancé en 2021, et le Zimbabwe avec le ZIG, lancé cette année.
De plus, 130 pays sont en phase d’exploration des CBDC. Certains d’entre eux sont dans la phase d’étude de faisabilité, tel le Brésil, d’autres en sont à l’étape de recherche, dont le Maroc, l’Égypte et le Mexique ou même les États-Unis, avec le Digital Dollar, alors que la Russie et la Turquie sont dans la phase pilote. Ceci prouve l’engouement des Banques centrales pour l’adoption de CBDC, qui permettrait de promouvoir l’inclusion financière et garantir une plus grande sécurité.
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Je pense que le lancement du e-dirham, qui s’inscrit dans le cadre de la stratégie nationale de l’inclusion financière, a toutes les chances de réussir, si une bonne campagne de communication et un grand effort d’éducation financière sont engagés dans ce sens.
Quels sont les obstacles auxquels ce projet pourrait faire face ?
Le premier est d’ordre culturel. En effet, la réticence au changement de l’habitude d’utilisation de la monnaie fiduciaire, pour passer à une monnaie digitale, nécessitera un grand effort de communication pour que la nouvelle monnaie soit acceptée par les citoyens. Cet effort de communication sera très important pour que la monnaie électronique ne connaisse pas le même sort que le portefeuille mobile (ou mobile wallet), lancé il y quelques années, qui n’a jamais atteint les objectifs escomptés.
Un deuxième défi est celui du manque de confiance des utilisateurs et des commerçants, notamment à cause de la peur de l’imposition. Dans une étude que Pr Mounia Sliman et moi avons menée sur l’adoption du mobile wallet au Maroc, un des principaux freins était la peur de la traçabilité et de la possibilité d’être imposé qu’elle implique. Je pense qu’à cause de cette transparence, les commerçants seront probablement réticents à adopter le e-dirham.
«Une large adoption de la monnaie digitale permettra d’accroître les ventes des commerces en augmentant le panier moyen des acheteurs, contrairement à l’utilisation du cash.»
— El Mehdi Ferrouhi, économiste.
Un troisième défi pourrait être celui de la faiblesse de la demande. En effet, vu que, contrairement aux cryptomonnaies, le e-dirham ne présentera pas des opportunités de spéculation, je pense qu’il y a un réel risque d’absence de demande de la part des utilisateurs actuels des cryptomonnaies.
Un quatrième défi est relatif à la sécurité. En effet, en nous interrogeant dans notre étude sur le phénomène des personnes non bancarisées, nous avons trouvé que la peur de défaillance des systèmes électroniques constitue un frein à l’adoption des moyens de paiement digital.
Au cas où ce projet aboutit, quelles seront ses retombées positives ?
Si ce projet aboutit, les retombées positives seront nombreuses. Premièrement, le cash en circulation diminuera, ce qui aura un impact positif sur la capacité de financement des banques et donc sur l’économie marocaine.
D’après le gouverneur de Bank Al-Maghrib, le niveau de cash en circulation au Maroc est l’un des plus élevés au monde, se situant autour de 30% du PIB. Cette circulation, toujours en augmentation, impacte négativement la croissance économique du Maroc.
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Ensuite, l’utilisation de la monnaie digitale garantira plus de sécurité en réduisant le risque de perte ou de vol. Une large adoption de cette monnaie permettra aussi d’accroître les ventes des marchands en augmentant le panier moyen des consommateurs, contrairement à l’utilisation du cash.
De même, la dématérialisation des opérations financières et la réduction de l’usage du cash donneront aux commerçants une meilleure connaissance des profils de leurs clients, leur permettant ainsi d’adopter une meilleure stratégie commerciale, notamment à travers des programmes de fidélité.
Enfin, et c’est tout aussi important, l’utilisation du e-dirham pourrait faciliter la lutte contre la corruption, la fraude et le blanchiment d’argent à travers la traçabilité des paiements.