Le secteur automobile à la croisée des chemins

Adnan Debbarh.

ChroniqueConcrétiser l’ambition affichée par le Maroc de prendre le leadership du secteur automobile en Afrique passe par l’acquisition de plus de profondeur industrielle et la multiplication des alliances. Choix qui semblent ne pas être au goût de nos partenaires traditionnels.

Le 24/05/2024 à 14h04

En réussissant à devenir un acteur majeur du secteur automobile en Afrique en une période relativement courte, une dizaine d’années, le Maroc a fait montre de son aptitude à intégrer les investissements à haute teneur technologique. Il a été suffisamment répété que les usines automobiles installées à Tanger et à Kénitra disposaient de l’environnement, des infrastructures et des ressources humaines aptes à leur permettre de soutenir la comparaison, en qualité du produit et en compétitivité, avec les meilleures usines du monde.

Le travail accompli par le Maroc avec ses partenaires Renault et Stellantis est, de l’avis de l’ensemble des observateurs, remarquable. Il a permis à la fois aux deux groupes industriels de disposer de plateformes de production, proches, rentables et répondant aux standards mondiaux, et au Maroc de disposer d’un secteur automobile prometteur. Certes, on peut toujours chercher la nuance et objecter que la valeur ajoutée laissée par le secteur au Maroc n’est pas à la hauteur des attentes, malgré un taux d’intégration qui dépasse les 60%. Il n’empêche que, et tout compte fait, le bilan de cette aventure industrielle est jusqu’à présent «globalement positif».

Si questionnements il devait y avoir, ils devraient se porter sur les perspectives du secteur à moyen et long terme. Car les ambitions affichées pour le proche avenir, exercice 2025, que ce soit en volume, un million d’unités à produire, ou en valeur, 20 milliards de dollars américains, sont bonnes et assurent son maintien à la première place parmi nos exportations, toutes activités confondues.

Pour les horizons plus lointains, rappelons d’abord quelques évidences, dans un monde en évolution constante, où de nouvelles alliances planétaires se dessinent, façonnant un futur fait de concurrence acharnée entre les États-Unis et l’Union européenne d’une part, et la Chine et nombre d’économies émergentes d’autre part, le Maroc, économie ouverte, doit veiller à préserver ses acquis et saisir les opportunités nouvelles qui peuvent se présenter dans un secteur automobile où la voiture électrique avance à pas de géant.

Un futur bon positionnement du Maroc oblige à surmonter plusieurs fragilités. La première des fragilités est liée à la réorientation de la politique du pays à qui appartiennent les deux principales unités installées ici, et qui s’est engagé dans une réindustrialisation de ses territoires et veut désormais se positionner comme «vendeur» à l’étranger (cf. dernière visite de Bruno Le Maire) plutôt qu’en investisseur. Autre fragilité, les difficultés rencontrées par le capital privé marocain à enjamber les barrières à l’entrée mises devant ses tentatives de pénétration de la sphère très sélective des fournisseurs des unités d’assemblage installées. L’essentiel de l’écosystème automobile demeure entre les mains de capitaux étrangers. Troisième fragilité, les hésitations des constructeurs présents à s’engager fermement dans un programme à long terme, au-delà de 2035. Année où il ne sera plus possible de vendre des véhicules à moteur thermique au sein de l’UE.

Doit-on conclure à un amoncellement de nuages dans le ciel de l’avenir de notre secteur automobile?

Une veille stratégique correctement exercée serait porteuse de nouvelles recommandations. Tout en faisant le possible pour négocier avec les marques existantes une transition, au mieux des intérêts des uns et des autres, vers une production de véhicules électriques et peut-être autonomes, éventualité non exclue par Bruno Le Maire, il serait nécessaire pour le Maroc de s’engager fermement à donner une profondeur industrielle au secteur automobile et à diversifier les partenaires.

Les prochaines visites de dirigeants français vont peut-être apporter des réponses sur le premier point. Intéressons-nous plutôt aux deux autres.

Donner une profondeur industrielle au secteur automobile n’est certes pas chose aisée. Toutefois, au stade où nous sommes parvenus en termes de culture industrielle, de ressources humaines expérimentées, d’infrastructures, de marchés nouveaux demandeurs, elle est devenue envisageable, voire faisable. Produire des pièces pour moteurs, transmissions, systèmes électroniques et autres composants essentiels n’appartient pas à l’extraordinaire, cela se fait déjà avec des ingénieurs marocains et de la main-d’œuvre marocaine. De surcroît, cela peut rendre notre pays plus attractif pour d’éventuels nouveaux investisseurs, qui disposeront d’une chaîne d’approvisionnement existante, robuste et flexible, réduisant les délais de production et les coûts logistiques et nous permettra de nous positionner sur le futur marché africain, certes modeste, mais en évolution positive (cf. ZLECAF). Le tout sans oublier le facteur innovation et implication des universités, partie intégrante de toute profondeur industrielle. Nous avons dans les expériences du groupe OCP des exemples inspirants. Bref, la profondeur industrielle se construit par une présence forte des constructeurs internationaux, mais aussi par une chaîne d’approvisionnement bien développée, un engagement envers l’innovation et la quête de nouveaux marchés.

On ne louera jamais assez la détermination de la Holding Al Mada qui a pris l’initiative de construire un partenariat avec des opérateurs chinois sur les batteries. Elle a contribué à diversifier nos partenaires dans l’industrie, briser des blocages plus psychologiques que réels sur la technologie chinoise et ouvert des portes à de nouveaux investissements. Face à une Europe qui a choisi dans cette phase d’investir chez elle, nous avons actuellement des propositions chinoises dans les domaines des batteries et des voitures électriques qui atteignent plusieurs dizaines de milliards de dollars, selon une déclaration récente faite par le ministre de l’Industrie et du Commerce, Ryad Mezzour, lors d’une conférence à l’École nationale supérieure de l’administration à Rabat. Votre serviteur était présent.

Le Maroc négocie un moment important de son histoire économique, où des choix audacieux doivent être actés. Pour ceux qui ont encore des hésitations et craignent d’irriter les Européens, nous avons dans la politique poursuivie par la Hongrie un exemple intéressant à étudier. Ce pays, qui poursuit la construction de son industrie automobile, en étant membre de l’Union européenne, fournisseur de marques allemandes et japonaises, vient d’accueillir le Président chinois et ses investissements dans les batteries et l’automobile à bras ouverts.

Le Maroc n’est-il pas en droit de refuser la politique du «deux poids, deux mesures»?

Par Adnan Debbarh
Le 24/05/2024 à 14h04