Gaming: comment le Maroc bâtit un nouveau levier industriel et technologique

Rabat Gaming City, le Maroc construit sa Silicon Valley du jeu vidéo.

Le Maroc accélère sa montée en puissance dans l’industrie du jeu vidéo. Avec le lancement du programme «Gamification Lab», scellé par un partenariat entre le ministère de la Culture, la CDG et CDG Invest, le Royaume entend structurer une filière en pleine effervescence et transformer ses jeunes start-up en acteurs exportateurs sur un marché de 3 milliards de dirhams.

Le 24/11/2025 à 14h43

Le Maroc est en train de faire entrer un secteur inattendu dans le cœur de sa transformation économique: le jeu vidéo. Longtemps perçu comme un simple divertissement, le gaming se mue désormais en industrie culturelle, technologique et financière à part entière.

L’ambition affichée par les autorités est claire: structurer une filière nationale capable de rivaliser sur la scène internationale et d’offrir aux jeunes talents marocains un espace de création et d’emploi jusque-là quasi inexistant dans le pays. Selon le ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication, cette dynamique s’inscrit dans une stratégie plus large de diversification économique, en accord avec les priorités du Maroc digital 2025-2030.

L’essor du gaming ne relève pas d’une tendance passagère mais d’une transformation profonde des usages numériques au Maroc. La généralisation de l’Internet mobile, le rajeunissement des pratiques culturelles et l’émergence d’une classe moyenne connectée ont permis l’apparition d’un marché local dynamique.

D’après les estimations de Statista reprises par plusieurs analyses marocaines, le chiffre d’affaires du gaming au Maroc a atteint 227,3 millions de dollars en 2024, soit l’équivalent d’environ deux milliards de dirhams, avec une croissance annuelle moyenne prévue autour de 9% jusqu’en 2027. Selon ces projections, le marché pourrait dépasser la barre des trois milliards de dirhams à cet horizon. Cependant, le ministère de la Culture indique que le marché marocain pesait déjà 2,24 milliards de dirhams en 2023, dépassant désormais les recettes nationales du cinéma ou de l’édition.

Un public en forte expansion

Cette progression se nourrit d’un public en forte expansion. Selon les données consolidées par la presse spécialisée, près de huit millions de joueurs réguliers ont été recensés en 2024, chiffre appelé à atteindre 8,4 millions d’ici 2027. D’après les estimations des plateformes du secteur, cela représenterait plus d’un Marocain sur cinq, avec un taux de pénétration projeté à 21%.

L’essor du smartphone joue ici un rôle déterminant: les jeux mobiles constituent désormais le premier segment, générant à eux seuls plus d’un milliard de dirhams en 2024. Le revenu moyen par utilisateur, autour de 30 dollars par an, est en hausse régulière, ce que Statista interprète comme un signe d’évolution du comportement des consommateurs marocains, désormais plus enclins à payer pour des contenus numériques ou des microtransactions.

Mais c’est surtout du côté des autorités publiques que l’évolution est la plus spectaculaire. Depuis 2021, le ministère de la Jeunesse et de la Culture a inscrit le jeu vidéo parmi ses priorités stratégiques. Selon le ministre Mohamed Mehdi Bensaïd, la stratégie repose sur cinq piliers: la construction d’infrastructures dédiées, le développement de formations spécialisées, l’incubation d’entreprises, la promotion du secteur et la mise en place d’une gouvernance sectorielle adaptée. Cette nouvelle approche a permis d’identifier une communauté jusqu’alors éclatée de studios émergents, de développeurs indépendants et de créateurs numériques. D’après les chiffres divulgués par le ministère, une trentaine de studios marocains sont aujourd’hui actifs, principalement dans les jeux mobiles et le développement indépendant.

L’État change d’échelle

L’événement symbolique de cette nouvelle trajectoire est sans doute le lancement du Morocco Gaming Expo, un salon international dédié à l’industrie vidéoludique. La première édition, organisée en mai 2024, a permis à Nissrine Souissi de camper le décor de ce nouveau levier en déclarant que l’objectif de ce salon était de «catalyser l’écosystème national, mais aussi de faire du Maroc un carrefour africain du jeu vidéo».

La seconde édition en 2025, selon les précisions du ministère, a doublé sa surface d’exposition et quadruplé l’espace e-sport, confirmant un intérêt croissant du public et des acteurs internationaux. D’après les déclarations de plusieurs investisseurs chinois rapportées par la presse marocaine, le Maroc dispose de suffisamment d’infrastructures et de capital humain pour devenir un «véritable hub pour l’industrie du gaming en Afrique».

L’un des projets les plus ambitieux est sans conteste la Rabat Gaming City, une cité technologique dédiée aux jeux vidéo. Selon la Loi de finances 2025, un montant initial de 360 MDH a été alloué à cette infrastructure, complété par 160 millions supplémentaires dans le PLF 2026, d’après le ministère des Finances.

Les travaux, lancés en 2024, visent à créer un pôle regroupant studios, espaces de coworking, arène e-sport, bureaux de production et services associés. La ville serait opérationnelle en 2026 selon les précisions fournies par le ministère. D’après ses concepteurs, elle pourrait accueillir un ou deux grands studios internationaux, des PME locales ainsi que des centres de formation spécialisés. D’autres pôles régionaux sont envisagés à Casablanca, Tanger et Fès afin d’éviter une concentration excessive des activités dans la capitale.

Cette ambition infrastructurelle s’accompagne d’une offensive sur le capital humain. Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), plus de 36% des jeunes de 15 à 24 ans étaient sans emploi en 2024, ce qui fait de l’insertion professionnelle des jeunes diplômés une priorité nationale. Le gouvernement estime que le secteur du gaming pourrait générer 6.000 emplois directs d’ici 2030, selon les déclarations officielles de Mohamed Mehdi Bensaïd.

Les métiers concernés recouvrent plus de soixante profils notamment des développeurs, designers, animateurs 3D, ingénieurs son, artistes conceptuels, community managers ou spécialistes en intelligence artificielle appliquée au jeu vidéo. Cette diversification des compétences, selon le gouvernement, ouvre la voie à une revalorisation des métiers créatifs, longtemps délaissés dans l’orientation académique marocaine.

Le capital humain au cœur de l’équation

Afin d’alimenter ce vivier, plusieurs partenariats internationaux ont été engagés. En 2024, un accord signé entre le ministère et l’école française ISART Digital a permis de lancer un programme de formation intensive baptisé «Video Game Creator». Selon les données communiquées par le ministère, une première promotion d’une quarantaine d’étudiants marocains, dont 35% de femmes, a été diplômée dans les métiers du game design, de l’animation et du développement. En parallèle, Huawei a signé en octobre 2024 un partenariat stratégique pour financer la formation de jeunes talents, en soutenant notamment l’incubation de startups vidéoludiques marocaines. D’après le ministre, cette coopération devrait attirer davantage d’entreprises étrangères souhaitant implanter des antennes de production au Maroc.

Cette internationalisation du secteur s’est illustrée lors de la visite d’Emmanuel Macron à l’Université internationale de Rabat en octobre 2024. Selon la déclaration reprise par le site du ministère, le président français a salué «la vitalité de la jeunesse marocaine» et affirmé que le gaming représentait «un domaine où se jouent des potentiels considérables». D’après les précisions de la présidence française, ces échanges visaient à consolider la coopération culturelle et numérique entre Rabat et Paris, notamment dans les industries créatives.

L’enjeu dépasse toutefois la seule question de la formation. Le gaming constitue un terrain propice à l’entrepreneuriat numérique, un domaine en plein essor au Maroc. Le programme national d’incubation lancé en 2025 a soutenu une première cohorte de neuf startups, selon les données de la Fédération royale marocaine des jeux électroniques (FRMJE) et du ministère. Ces jeunes entreprises explorent des niches variées allant des jeux éducatifs à l’application de réalité virtuelle dans un environnement immersif pour entreprises et au développement de jeux mobiles destinés au marché africain francophone. D’après les responsables de l’incubateur, l’objectif est d’aider ces studios à atteindre une taille critique suffisante pour accéder aux financements des fonds d’investissement marocains et étrangers.

Le secteur bancaire commence également à s’y intéresser. En 2024, CIH Bank a lancé, en partenariat avec la FRMJE, une plateforme de compétitions e-sport suivie par plusieurs dizaines de milliers de joueurs, selon les données publiées par la banque. Cette initiative, soutenue par Mastercard, marque l’entrée des institutions financières dans l’un des segments les plus rentables du gaming: les compétitions professionnelles. D’après les analystes interrogés dans les médias marocains, cette implication bancaire pourrait ouvrir la voie à de nouveaux modèles de financement, comme des fonds d’investissement thématiques ou des mécanismes de sponsoring structuré.

Les banques entrent dans la partie

L’e-sport, en particulier, représente un terrain fertile pour le Maroc. Selon les responsables de la FRMJE, le pays compte plusieurs milliers de joueurs inscrits dans des clubs et associations affiliées. Les grandes villes marocaines – Casablanca, Rabat, Marrakech, Agadir – organisent régulièrement des compétitions, lesquelles attirent un public jeune et connecté. D’après les estimations des organisateurs du Morocco Gaming Expo, la scène e-sport pourrait générer plusieurs centaines d’emplois indirects dont des techniciens audiovisuels, organisateurs d’événements, commentateurs professionnels voire des animateurs de plateformes en ligne. À terme, les autorités envisagent de doter le Royaume d’une arène e-sport permanente.

Au-delà des chiffres, le gaming offre au Maroc une opportunité culturelle inédite. Selon Nissrine Souissi, les studios marocains ont la possibilité de puiser dans un patrimoine riche constitué de monuments, de la tradition, des costumes, et des récits historiques afin de produire des univers visuels distinctifs. Elle indique que «la culture marocaine peut devenir un marqueur identitaire fort dans les créations vidéoludiques», ce qui renforcerait non seulement la singularité artistique des jeux mais aussi la visibilité internationale du Royaume.

D’après les créateurs interviewés au Morocco Gaming Expo, plusieurs studios travaillent déjà sur des jeux inspirés de l’histoire marocaine précoloniale ou des récits amazighs. Cette orientation culturelle – soutenue par le ministère – s’inscrit dans une logique de soft power numérique qui ambitionne de faire rayonner le Maroc à travers un médium global et en forte croissance.

L’exportation constitue en effet l’un des débouchés majeurs du secteur. Selon les projections du ministère, les jeux produits par des studios marocains pourraient être distribués en Afrique subsaharienne, en Scandinavie ou au Moyen-Orient, grâce à des partenariats avec des plateformes de distribution internationales. De grandes entreprises étrangères ont d’ailleurs manifesté leur intérêt. D’après les déclarations du ministre Bensaïd à plusieurs médias, des discussions sont en cours avec Ubisoft et Sony pour l’installation éventuelle d’antennes de production ou de centres de formation. L’intérêt de ces groupes s’expliquerait par un coût du travail compétitif, un vivier de talents en expansion et un environnement institutionnel stable, éléments confirmés par les analyses économiques de la Banque mondiale et du FMI sur l’attractivité du Maroc dans le secteur numérique.

Cette montée en puissance du gaming s’inscrit aussi dans une stratégie de souveraineté numérique. D’après Bank Al-Maghrib, l’économie marocaine est engagée dans une transition vers des secteurs à forte intensité de connaissance, afin de réduire la dépendance structurelle aux fluctuations agricoles et aux chocs externes. Le gaming, par sa nature hybride, mobilise à la fois la technologie, la création artistique, la data et l’intelligence artificielle. Ce caractère transversal pourrait renforcer l’écosystème numérique marocain dans son ensemble, en créant des passerelles vers l’automobile intelligente, la simulation industrielle, les contenus immersifs pour le tourisme ou la formation professionnelle.

Les perspectives financières sont également déterminantes. À court terme, selon le ministère des Finances, les investissements publics resteront la principale source de financement du secteur, notamment pour les infrastructures et la formation. Mais à moyen terme, les investisseurs privés devraient jouer un rôle plus central. D’après les analyses de plusieurs fonds marocains, l’économie numérique est devenue l’un des segments à la plus forte marge de progression, en particulier pour les jeunes entreprises capables de créer des jeux exportables. Des plateformes comme Maroc Numeric Fund ou Innov Invest pourraient ainsi devenir des catalyseurs majeurs de croissance.

Un secteur à la recherche d’un cadre plus solide

Le succès de cette stratégie dépendra toutefois de la capacité du Maroc à dépasser plusieurs obstacles. Le premier est la structuration encore partielle de la filière. D’après les experts interrogés lors du Morocco Gaming Expo, l’écosystème souffre d’un manque d’éditeurs locaux, d’un cadre juridique inadapté aux industries créatives et d’une insuffisance de financements à l’échelle intermédiaire. Le second défi concerne la formation où malgré les initiatives actuelles, le Royaume manque encore de formateurs spécialisés et d’écoles de haut niveau capables d’assurer une montée en gamme durable. Le troisième défi est quant à lui culturel car le gaming doit être reconnu comme un secteur professionnel légitime, ce qui implique une évolution du regard social porté sur les carrières numériques.

Pourtant, les signaux positifs se multiplient. D’après les responsables du ministère, le Maroc pourrait générer 5 MMDH de revenus annuels dans le secteur du gaming à l’horizon 2030, si la croissance actuelle se confirme. Selon les projections, le Royaume pourrait aussi créer plusieurs milliers d’emplois directs et indirects, tout en attirant des investissements étrangers structurants. Selon les experts de l’OCDE et de la Banque mondiale, les pays capables de combiner jeunesse, infrastructures numériques, stabilité institutionnelle et créativité culturelle sont ceux qui tireront le mieux parti de la transformation globale des industries créatives. Ainsi, d’après ces institutions, le Maroc entre progressivement dans cette catégorie.

Par Mouhamet Ndiongue
Le 24/11/2025 à 14h43