Fintech: les prérequis pour faire décoller le secteur au Maroc

Le secteur de la fintech peine à émerger au Maroc, qui accuse un grand retard en la matière comparé à nombre d'autres pays africains.

Accusant un grand retard par rapport à plusieurs pays du continent dans le domaine des technologies financières (fintech), le Maroc devra lever certains obstacles pour accélérer le développement de ce secteur en pleine croissance. Éclairage avec trois experts.

Le 04/04/2023 à 15h11

Malgré son grand potentiel bancaire, le Maroc peine à bâtir un solide écosystème de startups spécialisées dans les technologies financières (Fintech). Si la volonté de donner une impulsion au secteur est perceptible, bien peu d’avancées majeures sont à noter.

Lors d’un point de presse tenu le 22 mars 2023 à Rabat, en compagnie de la Reine Màxima des Pays-Bas, Mandataire spéciale du SG des Nations Unies pour la promotion des services financiers accessibles à tous (UNSGSA), Abdellatif Jouahri, wali de Bank Al-Maghrib, a une nouvelle fois appelé à un changement de culture pour développer l’écosystème des fintechs, dont le rôle est déterminant dans l’inclusion financière.

Question: pourquoi ce secteur peine à décoller dans le Royaume? «Le retard est simplement dû à l’absence d’une législation dédiée aux fintechs, ce qui bloque l’émergence de ces startups. Neuf fintechs africaines sur dix ne sont pas autorisées à exercer au Maroc», estime Mehdi Alaoui, fondateur de La Startup Station, incubateur basé au Technopark de Casablanca qui accompagne les startups depuis 2017.

«En 2018, nous avions reçu une fintech nigériane dans laquelle nous étions intéressés d’investir. Mais cela ne s’est pas concrétisé, à cause de contraintes législatives mises en place par l’Office des Changes. Depuis, elle est passée au stade de licorne et a été rachetée par Stripe, une grosse fintech internationale», raconte notre interlocuteur.

Selon ce dernier, il est également nécessaire de revoir la régulation bancaire pour qu’elle gagne en ouverture, eu égard à la croissance de l’économie numérique. «Nous avons un secteur bancaire très solide, mais qui reste excessivement régulé. Les banques ont tendance à avoir peur des fintechs, mais elles doivent s’adapter aux réalités. Dans des pays comme le Nigéria, le Ghana et le Kenya, où l’écosystème bancaire est moins entravé, les fintechs commencent à devenir des licornes, ont des millions de clients et parviennent à lever des centaines de millions de dollars», renchérit-il.

Le constat est partagé par Andrea Bises, expert fintech auprès de fonds d’investissements et de régulateurs et co-fondateur de l’Association marocaine des fintechs. Il explique ainsi que «les systèmes dans lesquels les fintechs sont les plus avantagées sont caractérisés par la disponibilité des données, la connectivité avec les banques et l’allégement des procédures pour livrer des services de paiement. Au Maroc, la réglementation reste lourde et figée par rapport à l’innovation».

Certes, depuis quelques années, des initiatives sont lancées par des banques marocaines pour développer des fintechs, «mais il n’existe pas encore une impulsion forte», constate Yassine Regragui, expert fintech basé à Paris, et ex-cadre d’Alipay en Chine. «En France par exemple, il existe une solution digitale de paiement développée par toutes les banques. Aujourd’hui le label MarocPay pourrait être encore mieux développé et mieux vendu», suggère-t-il.

Outre les banques, Bank Al-Maghrib (BAM) a également participé à l’émergence des technologies financières. La banque centrale BAM a ainsi créé un guichet unique pour mieux épauler cette famille de startups, et avait signé, en février 2022, un accord avec la Caisse de dépôt et de gestion (CDG) pour la création et l’accompagnement de fintechs soutenues par le programme «212 Founders», lancé depuis 2019 par CDG Fintech. Son rôle: les assister dans les aspects réglementaires et les modalités de contractualisation avec les banques partenaires.

Dans un rapport publié l’année dernière, l’institution révélait que sur les 19 fintechs qu’elle avait reçues en 2021, 42% étaient des entreprises marocaines fondées par des Marocains et basées au Maroc. Une proportion de 58% désirait offrir des solutions de paiement mobile, et 23% de l’ensemble des startups accompagnées et conseillées ont manifesté leur souhait d’obtenir un agrément d’établissement de paiement.

L’Autorité marocaine du marché des capitaux (AMMC) a de son côté lancé, depuis août 2022, un portail sur son site web pour permettre aux porteurs de projets fintech d’échanger avec ses experts et de connaître le cadre légal applicable aux entreprises du secteur.

Au-delà des écueils d’ordre juridique, la faiblesse des investissements dans les startups constitue un autre frein. «Nous avons un problème de culture d’investissement. Il y a un réel sous-investissement dans les startups et PME au Maroc. Au Kenya, pays qui a une population et un PIB comparables au nôtre, l’investissement dans les startups est 100, voire 200 fois supérieur au nôtre, atteignant des milliards de dollars», souligne Andrea Bises.

Plus 3 milliards levés par les startups africaines en 2022

Pour Yassine Regragui, le manque des compétences Tech pourrait constituer un autre facteur de blocage. «Les compétences dans ce domaine sont largement insuffisantes sur le marché marocain. Des cursus spécialisés en fintech existent dans les écoles marocaines, mais ils ne sont pas encore très répandus», indique-t-il. Il en est de même pour les supports techniques. «Nous nous reposons davantage sur des infrastructures européennes et américaines, parfois onéreuses ou difficilement accessibles pour certains. Il est nécessaire de développer des solutions locales dans ce sens», préconise notre interlocuteur.

On s’en doute, l’ensemble de ces obstacles n’encourage pas les investisseurs étrangers: rares sont les financements obtenus par des fintechs marocaines auprès de fonds de capital-investissement internationaux. Le dernier en date est la levée de fonds dépassant les 6 millions de dirhams, effectuée début 2023 par la start-up Gwala auprès de 4 fonds d’investissement africains (Ingressive Capital, Magic Fund, Microtraction, et Voltron Capital) pour soutenir sa croissance au Maroc et en Afrique.

Montants levés par les startups technologiques des pays du «Big Four» africain en 2022

PAYSMontants levés (en dollars)Nombre d’opérations
NIGERIA976,1 millions180
EGYPTE812 millions131
KENYA575 millions91
AFRIQUE DU SUD330 millions78

Des chiffres qui contrastent avec les montants colossaux investis dans les startups technologiques du continent africain. D’après Disrupt Africa, portail d’information spécialisé, celles du Nigéria, de l’Égypte, du Kenya et d’Afrique du Sud, principalement des fintechs, ont attiré 80,8% des financements, sur les 3,3 milliards de dollars levés en 2022 sur l’ensemble du continent. Soit une hausse en valeur de 55% par rapport à 2021. Le Nigéria s’est taillé la part du lion avec 976,1 millions dollars pour 180 opérations, soit 30% du total, suivie de l’Égypte (812 millions de dollars, 131 opérations), du Kenya (575 millions de dollars, 91 opérations) et de l’Afrique du Sud (330 millions de dollars, 78 opérations).

D’après le rapport «Fintech en Afrique : la fin du commencement» publié par McKinsey en août 2022, le nombre de startups a triplé en Afrique entre 2020 et 2021, pour atteindre quelque 5.200 entreprises, dont près de la moitié sont des fintechs. Et ce trend haussier devrait se poursuivre selon le cabinet américain, puisque les fintechs africaines devraient atteindre 30,8 milliards de chiffre d’affaires en 2025, soit 5 à 8 fois plus que celui réalisé en 2020. D’où la nécessité, selon nos trois experts, d’accélérer la cadence, notamment législative, pour permettre au Maroc de réduire son retard dans le secteur.

Par Elimane Sembène
Le 04/04/2023 à 15h11