Abdelghani Youmni, économiste: «Bank Al-Maghrib agit en pompier en rachetant les dettes de l’Etat»

Abdelghani Youmni, économiste.

Abdelghani Youmni, économiste. . DR

Depuis le début de l’année, Bank Al-Maghrib a acheté l’équivalent de 16,3 milliards de dirhams de bons du Trésor sur le marché secondaire. Dans cet entretien, l’économiste spécialiste des politiques publiques Abdelghani Youmni livre son analyse de cette intervention, la première dans l’histoire de la banque centrale.

Le 18/01/2023 à 09h01

Quelles sont les raisons qui ont poussé Bank Al-Maghrib à intervenir sur le marché secondaire pour la première fois en ce début d’année? Comment cette intervention pourrait-elle réguler la liquidité de ce marché?La raison est très simple, l’économie ne pourrait être sauvée que par la dette de l’Etat et par la monnaie de la banque centrale. Puis, c’est la croissance qui remboursera la dette et régénérera la monnaie. C’est cette réalité qui a poussé Bank Al-Maghrib sur le marché secondaire, ou de seconde main, pour racheter aux banques et à un nombre d’institutions financières l’équivalent de 16,3 milliards de dirhams en bons du Trésor à ce jour. 

Les deux hausses du taux directeur de 0,5 point de septembre et décembre 2022 ont ramené le taux directeur à 2,5% de son niveau de 2016 afin de juguler l’inflation en réduisant la masse monétaire. L’impact sur les crédits bancaires serait négatif à cause d’une hausse des coûts du crédit. Les voies d’interprétation conduisent donc à conclure que les ménages et les entreprises se détourneront du marché bancaire pour financer leurs investissements en équipement, immobilier et de consommation.

A travers son intervention, BAM cherche à éviter les fortes dépréciations des bons du Trésor à cause du resserrement des taux: quand les taux d’intérêt augmentent, les titres de créances négociables comme les obligations et les bons du Trésor perdent de la valeur. BAM agit en pompier en rachetant les dettes de l’Etat, pour corriger le marché secondaire et permettre au marché primaire de continuer à financer le Trésor.

BAM exerce également un pouvoir de seigneuriage en créant de la monnaie en échange du rachat des bons du Trésor détenus majoritairement par des banques privées. Derrière, il y a la volonté de soutenir les banques qui financent par leurs profits les dettes de l’Etat. Une autre raison d’ordre mineure serait d’injecter de la liquidité pour minimiser les éventuelles hausses des taux de crédits bancaires.

Quel serait l'impact de la hausse des taux bancaires à la fois sur les investisseurs et sur les crédits accordés aux particuliers? Dans l’immédiat, la hausse du taux directeur n’a pas d’impact sur les taux des crédits bancaires. La révision de ces taux se fera par paliers en tenant compte des positions concurrentielles et des disponibilités de la liquidité monétaire. Pour ne pas fausser les comparaisons, un coût de la monnaie à 2,5% pour le refinancement n’est pas très élevé, il traduit la politique monétaire accommodante du Maroc. Sauf que face à une inflation qui est devenue galopante, le taux réel est plutôt négatif, il est de –3,8%, les banques prêtent donc à perte et les épargnants peuvent également se détourner du dépôt à terme, qui devient risqué à cause de l'inflation.

Côté crédit bancaires, l’encours des crédits des ménages a atteint 379,7 milliards de dirhams en 2022 avec une augmentation de 13,9% par rapport à 2021. Pour le crédit d'équipement, il est en hausse de 3,1% entre 2021 et 2022. Concernant les créances en souffrance, elles ont atteint 51,7 milliards de dirhams, en hausse de 10,1%. Ce qui n’est pas lié à la hausse des taux, mais plutôt aux effets dévastateurs de la cascade de crises: Covid-19, sécheresse, cherté de la vie, basculement de plus de 1,5 millions de Marocains vers la pauvreté, de ménages de la classe moyenne vers les classes paupérisées, divorces…

Cependant une enquête de BAM indique que l’accès au financement au T3-2022 est jugé normal, ce qui assoit encore plus l’hypothèse qu’une augmentation légère des taux d’intérêt n’affecte pas sur le court et moyen terme les demandes de crédits. Puis, l’augmentation annuelle de 9,3% des crédits aux entreprises non financières privées (ENF) résulte principalement de la hausse de 13,9% des facilités de trésorerie et de la progression de 3,1% des prêts à l’équipement.

A ce titre, les ménages et les entreprises qui souhaitent acquérir des biens d’équipement ou immobiliers ne seront sensibles au taux que s'il y a une réelle envolée des taux de l’ordre de 8% ou de 10%, voire plus, et si des clauses de crédits à taux variables font leur retour.

Y a-t-il un risque ou un effet négatif à craindre de cette intervention de la banque centrale sur le marché secondaire?Bank Al-Maghrib mène depuis des décennies une politique monétaire accommodante et dite contracyclique. Ces choix sont crédibles au regard de la stabilité du dirham et de l’inflation qui, malgré ses travers sur le pouvoir d’achat des Marocains, reste maîtrisable.

L’achat de titres libellés sous forme de dette publique ne fait pas du Maroc une exception; d’autres économies de taille intermédiaire comme la Pologne, la Malaisie et la Thaïlande le pratiquent. Ces interventions sur le marché secondaire n’ont aucun effet négatif sur la stabilité macroéconomique car les actifs ne sont pas spéculatifs et ce n’est pas aussi pour défendre la monnaie nationale à coup de milliards de devises prélevés au niveau des réserves de change.

Ces vues rassurantes ont des soubassements solides: l’intervention de BAM sur le marché secondaire se limitera à 30 ou 40 milliards de dirhams, c’est moins de 3% du PIB. Cette mesure doit rester exceptionnelle et à risque géré afin d’éviter la monétisation de la dette. Toutefois, sachant que l’étroitesse du marché financier marocain et les très faibles pressions spéculatives sur le dirham, ces achats ciblés de bons du Trésor à échéances courtes, c'est-à-dire de moins de 52 semaines, n’auront pas d’externalités négatives sur le niveau de l’inflation ou sur le niveau de la dette et du déficit budgétaire. Quant aux effets positifs sur la croissance économique et l’investissement, la contagion positive n’est pas certaine non plus.

Par Safae Hadri
Le 18/01/2023 à 09h01