C’est à une plongée dans les strates -fécondes- des modernités arabes que nous invite le livre de Brahim Alaoui, un livre construit autour de figures marquantes de l’art. Strates fécondes car tout, avant le jaillissement des talents réunis ici, œuvrait dans le silence et la solitude, tout se forgeait dans les méandres de l’âme.
Cela est palpitant en même temps que vertigineux. On y découvre des œuvres d’ici et de là, d’un continent arabe complexe, enraciné dans la violence comme dans le désir impatient de participer à la grande Arche humaine, qui tient les hommes et les femmes pour seuls légataires légitimes de leurs destinées. Cela va de Shafiq Abboud à Fahrelnissa Zeid, en passant par Chaïbia, Kacimi, Melehi, Henein, Khadda, Samra, Sharif… pour ne citer que de grands disparus.
Brahim Alaoui appelle cela humblement un «Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes» et nous offre une palette d’artistes qui ont créé dans le désordre d’une géographie soumise à de grandes effractions et de non moins brutales turbulences. On voit ce qui, en d’autres temps, a trompé habilement la censure et conféré une forme aux intuitions -forcément rebelles- de l’artiste.
N’oublions pas que l’artiste est notre double le plus intime et que les artistes ont de tout temps trouvé sur leur route d’innombrables obstacles, pour les empêcher de dire. Mais le monde est niché dans le tréfonds de leur être et rien ne peut différer l’irréfragable élan qui les anime et qui n’a pour vocation que de soumettre au feu de leur passion la grande énigme à laquelle nous participons par notre seule présence.
On pourrait paraphraser Jankélévitch et se demander ce que serait le monde sans les artistes. Et à quoi serviraient nos combats et notre fureur de vivre?
Les artistes sont les éclaireurs, pour débroussailler le chemin -escarpé- que chacun de nous est contraint de suivre. Ils désignent un chemin de lumière dans les ténèbres, aurait pu écrire l’auteur de «La Cité de Dieu».
Ce livre de Brahim Alaoui, conçu comme une traversée dans le temps, est un hommage à cinquante artistes, qui ont tracé une route, en s’efforçant de la baliser pour nous, d’un bout à l’autre d’un continent blessé. C’est cela qu’on entend dans chaque page de cet ouvrage. Comme on entend le même désir chez tous les artistes retenus ici, celui d’échanger, car la modernité n’est pas le rejet de l’autre, comme dirait Adonis, mais un dialogue avec ce qu’il est et ce qui fonde sa différence.
Chez tous ces artistes, il n’y a que le désir pugnace et entêtant de dire qu’il n’y a que l’art pour dire nos hésitations et nos peurs, ainsi que la part fraternelle de notre humaine condition.
Les artistes sont les législateurs non reconnus du monde, pour reprendre la phrase de Shelley, ils disent l’éthique et les règles, ils disent les soubassements de la vie et ses incertitudes.
Et l’art est un arc tendu qui n’œuvre qu’à trouver une cible -la cible- dans les ténèbres. Ce n’est rien qu’une force pour forger les imaginaires et bâtir un jugement -esthétique- sans lequel rien, aucune communauté d’humains n’est possible.
L’art porte en lui nos destinées et notre devenir. Il est à lui seul la clef pour déchiffrer les univers intérieurs et décisifs. Car les sociétés sont bâties sur le désir et le rêve, autant que sur la soif et la faim. Sur le désir et le rêve, autant que sur la politique.
Notre continent, comme tout groupe humain, ne tire sa légitimité et son sens, lui aussi, que de la liberté de contrevenir à l’ordre établi, qui décrète, sans le dire, que les citoyens ne doivent pas être libres.
Disséquer nos attentes pour dire qui nous sommes et qui sont les autres. C’est cela le vrai sens de la liberté. Et rien que cela, le sens d’un horizon partagé.
Les modernités arabes, c’est un miroir dans la marge et la nuit, c’est une manière de redessiner le monde pour en faire une rive commune.
C’est à cette lecture que nous invite le livre de Brahim Alaoui. L’auteur nous replonge dans les trois décennies qu’il a consacrées à l’art au sein du Musée de l’Institut du Monde arabe, pour mettre au jour les talents d’un continent -arabe- souvent brisé dans ses élans.
Tout en émotion contenue, le livre se clôt par un entretien avec Pascale Le Thorel, où sont évoqués Choukri, Bowles, Gyson et le jazz à Tanger, ainsi que le les années quatre-vingts de l’autre siècle, qui ont été si florissantes pour la création en Égypte, au Liban, en Irak…
L’auteur se souvient des artistes en exil ou de la diaspora à Paris, Londres, Berlin… Et d’Edward Saïd ainsi que des revues, comme Al-Tattowor, Ch’ir et Souffles, qui se sont imposées comme lieux d’échanges où s’exprimaient peintres, écrivains et poètes.
On ferme ce livre avec un pincement au cœur; on se demande de quoi sera fait demain, et de quoi se souviendront les historiens de l’art, quand ils se pencheront sur notre époque, qui peut sembler parfois -à tort, espérons-le- anémiée, aux plus sombres d’entre nous.
«Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes», de Brahim Alaoui, éditions Skira.