Pour moi, l’IA a commencé le jour où l’un de mes amis, musicien à ses heures perdues, avait pu obtenir un contrat dans un célèbre club de jazz, le jour où il avait présenté sa photo à côté du grand Ray Charles. Voilà, leur avait-il dit, «j’ai déjà joué avec Mister Ray himself». C’était un photomontage, c’est-à-dire du toc!
L’IA, c’est du toc, du bidon, du faux. C’est une arnaque qui a le mérite de ne pas vous emmener en prison, mais dans une sorte de rêve éveillé. Une escroquerie halal.
Cette arnaque ne s’arrête pas à chercher un logiciel pour lui demander paresseusement, du bout des doigts: «Débrouille-toi pour écrire un texte à ma place». C’est plus malin et plus vicieux, ça va chercher plus loin encore.
Il y a un film prémonitoire, qui s’appelle «Le Congrès», d’Ari Folman (2013), dans lequel une star de cinéma sur le déclin décroche un dernier gros contrat. En contrepartie, on lui prend les données personnelles de son corps pour pouvoir les reproduire indéfiniment et en faire de nouveaux films, même après sa mort. Ce n’est pas seulement son image, jeune et parfaite, qu’on lui a volée, mais son âme.
Le bon côté des choses, c’est qu’on lui offre ainsi une sorte de vie éternelle. Et c’est son double, bien sûr, donc un être virtuel, qui en profite.
Une illusion, dites-vous, juste une illusion? Oui. Mais son image est là, ses gestes aussi, ses mimiques, sa voix, tout…
Cela ne vous rappelle rien? Moi si!
Cette histoire, qui est à la fois belle et terrifiante, me rappelle l’hologramme de la diva égyptienne Oum Kalthoum qui a émerveillé tant de personnes dans la récente édition de Mawazine. J’en connais qui ont pleuré devant ce vrai-faux concert.
Quel que soit le bout par lequel on prend cette délicate question du «toc», c’est-à-dire de l’IA, on finira par atterrir dans cette plateforme qui mêle la vie et la mort. C’est cette question cachée, de recréer la vie et de ressusciter les morts, même virtuellement, qui est le nœud du problème.
C’est un rêve fou. Et dangereux. Mais comment ne pas être incroyablement ému et perturbé par cette perspective? Comment ne pas être tenté?
Le plus important n’est pas l’outil technologique, mais le dérèglement émotionnel. Qui est immense.
Restons dans le cinéma, si vous voulez bien. Il y a ce film vertigineux, que tout cinéphile averti connaît dans ses infimes détails: «Solaris» (1972) de l’inoubliable Tarkovski. Il partage un point commun avec «Le Congrès»: celui d’avoir été adapté d’une œuvre d’un écrivain absolument génial, mais légèrement sous-coté: le Polonais Stanislaw Lew. C’est une sorte de dystopie, c’est-à-dire une réalité déformée, dans laquelle on voit un astronaute partir à la découverte d’une nouvelle planète.
Tout va bien jusqu’au jour où le «navigateur», qui avait perdu sa femme quelque temps auparavant, la voit réapparaître et revenir à lui… Il en perd ses moyens et la raison aussi, alors que son rêve le plus cher était, justement, de la retrouver un jour, quelque part…
Je peux vous citer aussi le magnifique «L’Exorciste» (William Friedkin, 1973), où le seul prêtre capable d’exorciser la jeune fille craque et fond en larmes, au moment où le «diable» imite à la perfection l’accent de sa vieille mère qui venait de rendre l’âme…
L’intelligence artificielle, elle est là.
Pour mesurer les conséquences extraordinaires et perturbantes de cette trouvaille technologique, pour comprendre les désordres émotionnels en série, fermez les yeux et imaginez un hologramme qui reproduit, ou fait revenir à la vie, l’un des êtres que vous chérissez et qui n’est plus là…