Hannah, la narratrice, est comme «ces fugitifs qui parcourent des milliers de kilomètres pour s’abriter au loin» et qui croient «tourner des pages et ouvrir de nouveaux chapitres», mais «le passé ressurgit (…) attaque par derrière ou (…) saute au visage. On ne s’appartient pas» (p.8).
«La trahison» surprend par sa narration magistrale menée tambour battant tel un cœur palpitant. L’œuvre est une respiration profonde, agencée en un puzzle d’énigmes qui se superposent brillamment, retraçant la vie d’un personnage mystérieux, une certaine Hannah (lire: ana, «moi» en arabe, l’auteure de «La trahison»). La littérature se confond avec le réel, ressuscitant les stigmates de l’enfance, cette période ingrate devenant matière littéraire pour Jebbor: «Je ne lui parlerai [à Antoine, son compagnon] pas de Stan, du passé qui remonte lentement à la surface depuis. Je ne lui dirai pas que les plaies se sont rouvertes. Que j’ai peur» (p.18).
Ce Stan n’est pas le deuxième homme dans le couple d’Antoine et d’Hannah, mais un ami de la mère de cette dernière, qui cache des secrets de famille. La narratrice avouera: « J’ai revu l’amant de ma mère» (p.28). Mais était-il seulement un amant, ou aussi le père d’Hannah? Une longue descente cadencée dans la boîte de Pandore de la narratrice sans visage, née à Rabat d’un père marocain et d’une mère française, qui doute de sa vraie filiation, devine l’existence d’un amant beau et chevaleresque dans la vie de sa mère, un cagibi voyeuriste de famille, des oubliettes du refoulé qui remontent de profondes mines avec leur soufre chimique jaune pâle, indolore, insipide, plusieurs strates entassées de l’autobiographie en conflit qui se mirent et aboient comme des chiens de faïence. Voilà pour l’ambiance.
Un roman de 206 pages dans lequel l’histoire nous mène au pas de course, le suspense nous prend à la gorge dans des séquences drues serrées à la lecture, qu’accentue l’allure dense et compacte des phrases nominales avec très peu de ponctuation réalisant le vœu de la basilique chanoine: «Le moins, c’est le plus». Il n’y a pas de langueur ni d’émotion de trop.
Aseptisée, l’intrigue se construit dans un va-et-vient bien mené entre Rabat et Paris, en des chapitres courts de 4 à 10 pages (sauf «Hier», de 55 pages, à la fin du livre, lorsque Jebbor, barthienne, se libère et jouit du verbe), deux récits en apparence séparés dans le temps qui implosent au bon moment dans la dernière partie. Mais détrompons-nous, la jonction des deux trames qui se déroulent au Maroc (une maison bourgeoise de Rabat avec vue sur l’océan) et en France (un appartement chic à Neuilly) coule de source, on se prend au jeu intemporel et à l’interpénétration culturelle entre les deux pays dont le vecteur reste la narratrice, ce fruit défendu. On oublie vite la bipolarité du récit. Celui-ci ne se disperse jamais. La narratrice adulte de Paris est toujours l’enfant de Rabat. Elle se cherche, personnage inquiet, soupçonne que Stan, l’amant de sa mère, un homme étrange qu’elle rencontre par hasard à Paris des décennies plus tard, joue un rôle dans sa vie. La plaie est vivace, ne quittera jamais la narratrice. Voilà pour l’intrigue principale.
Dans le récit à tiroirs qu’est «La trahison», des strates perpendiculaires viennent délicatement écumer l’œuvre, comme des rues et des impasses jalonnant un grand boulevard: le récit sur son compagnon Antoine, un bourgeois très parisien BCBG, calme comme la Seine et réglé comme une montre suisse, qui veut donner à Hannah un enfant: «Dans sa famille, on est irréprochable en toutes circonstances, on garde ses émotions pour soi, on ne hausse pas la voix. Sa mère lui a appris à être à l’heure, à ne pas consulter sa montre en société, à ne jamais boire un verre de trop, à réfléchir avant de parler et à ne pas couper la parole» (p.19). Cette histoire vient filer le texte et finit par en être complémentaire.
Il y a ce récit glauque du cimetière qu’Hannah visite régulièrement pour déposer des fleurs sur une tombe d’une jeune enfant morte des années plus tôt, et dont on ne connaîtra l’identité qu’à la fin: «Quand je me rendais au cimetière, je ne restais jamais longtemps près de la tombe de Sara, j’avais toujours peur d’y croiser sa mère ou son père. Je n’aurais pas su quoi leur dire. Cette idée me terrifiait» (p.51). On se demande si cette enfant morte n’est pas une version symbolique, une doublure littéraire d’Hannah.
Il y a aussi cette trame de réflexion, étonnante, sur les écrivains qui traficotent leur biographie, mentent un peu pour l’éclat et la postérité, brouillent enfin les cartes entre vie réelle et fiction, comme dans «La trahison»: «L’écrivain avait une voix grave et profonde, effrayante si on fermait les yeux. J’ai été frappée par la manière très romanesque dont il racontait sa vie, et l’idée qu’il l’ait inventée de toutes pièces m’a vite traversée» (p.36). On se demande alors si la narratrice ne prend pas au jeu ses lecteurs. Tant mieux.
Myriam Jebbor arrive à sublimer les thèmes du vrai et du faux, de la paternité toujours sibylline, du mythe de la mère avec laquelle la narratrice entretient une relation demeurée fusionnelle quarante ans après. Mais c’est d’adulte à adulte qu’Hannah va résoudre son dilemme.
Myriam Jebbor vit à Casablanca. Elle commet avec «La trahison» une œuvre remarquable qu’il faudra calculer, lire sans attendre cette année, et lui espérer un prix littéraire national ou international. Elle écrit depuis 2000 des romans intimistes, toujours personnels. On lui doit notamment «Il était là» (Marsam, 2004) et «Des histoires de grands» (L’Harmattan, 2011).
«La trahison». 206 pages. Éditions Le Fennec, 2024. Prix public: 95 DH.