Dans «À deux pas de l’enfer», l’auteur se dénude enfin dans l’ultime sobriété du vers. Qui connaît Laâbi sait qu’il est homme farouche, presque timide, peu enclin à se dévoiler en intimité dans ses poèmes. C’est un Laâbi partisan de la musique minimaliste qui caresse les mots et va à l’essentiel, comme si tout allait soudain disparaître et qu’il fallait coûte que coûte arrêter les choses, en capturer les instants éphémères inlassablement comme Sisyphe.
Ces croquis du quotidien, le poète les vole à la modernité changeante et traîtresse, jamais là sitôt qu’on tente de l’alpaguer poétiquement et d’en saisir l’essence. Il se balade dans la contemporanéité et épingle des moments de l’époque, séquences brèves et fugaces de la vie. Celles-ci ressemblent «au ballet insolite des nuages dans le ciel» qui dessinent des figures dans le firmament tel un «calligraphe», dit Laâbi, et bientôt les détruisent: «Et voilà qu’ayant achevé ainsi/leurs œuvres/ils les effacent aussitôt/sans que l’on s’aperçoive» (p.9). Tout est fugace, transitoire.
On se laisse entraîner par l’effervescence des tableaux brefs et aléatoires qui se succèdent pendant 150 pages, des mises en situation tantôt cocasses, tantôt tragiques, allant du petit poème de 10 ou 14 vers -un sonnet moderne- à la balade qui retient le lecteur sur une dizaine de pages, comme une galerie de portraits des choses et des hommes, et de leurs histoires. Tout y passe, la scène de rue aux multiples visages et les souvenirs de l’auteur où il va aussi puiser parfois l’inspiration. Dans «À deux pas de l’enfer», le poète renoue avec la tradition du prophète visionnaire. Il survole le siècle tel un albatros blessé qui accompagne le navire de l’Humanité dans l’océan imprévisible. Son rôle dès lors parmi les mortels est de montrer l’invisible qui se cache autour de nous, et de sonner la trompette de l’apocalypse qui risque d’advenir. Il sait, le poète, «où ce vingt et unième siècle compte nous mener», et Laâbi n’est point «malheureux à l’idée/de partir», de quitter les mortels et ce siècle «bien avant les méfaits qu’il nous réserve/et dont les prémisses/crèvent les yeux» (p.20).
Le poète est un étranger dans l’agitation du monde. Il promène son miroir sur le trottoir du réel: «Et ne parlons pas/de ce que sont devenus/le langage/la musique/le sexe/Je n’en capte que soliloques/brouhaha/gymnastique disgracieuse/C’est moi/que l’on devrait appeler/“l’Étranger”» (p.84). Parfois, les souffrances des individus guident cette étonnante pérégrination. Ce livre est un balancier qui va et vient sans relâche entre le bien et le mal, le meilleur et le pire. Laâbi devient cette voix de femme afghane: «Je suis une femme/dans un pays où je dois me taire/si je veux avoir la vie sauve/me couvrir le visage/sinon le corps de la tête aux pieds/sans parler des mains/Malgré cela/j’ose enfin crier:/Vive la liberté!» (p.53). Et le poète de conseiller de prendre garde des trafiquants de la vie, «des prophètes en tout genre/prestidigitateurs/marchands de vent/faux guides» (p.89).
Il devient ce vieillard réconcilié avec les maux de l’âge: «Hier/j’ai su que mon corps/allait me trahir sans tarder/Et en toute sincérité/je ne lui en ai pas voulu» (p.94). Ce qui donnera lieu à une thématique sur le paradis et l’enfer, l’au-delà qui semble bien pouvoir attendre pour ce poète vivant et mécréant. Mais, l’amour le revigore à chaque chute, toujours: «Ma compagne/fait partie maintenant de mon corps/mes organes/mes sens/mon imagination et mes idées» (p.96). Laâbi défie superbement la mort dans ce livre. On comprendra plus tard qu’il est «vivant/pour trois, cinq ans encore/ou juste quelques jours/mais vivant!» et peut encore «éclater de rire/ou fondre en larmes/Dire encore une, deux, sept fois/“je t’aime”/à celle qui (l)’a rendu plus humain/qu(’il) ne le croyai(t)» (p.139). Une confession sur son amour illimité pour celle qui fut sa muse, son épouse Jocelyne Laâbi, également écrivaine troubadour qui a publié plusieurs livres, dont «La liqueur d’aloès» (2005) et «Hérétiques» (2013).
Au fil des pages, se dégage dans les poèmes un récit personnel de Laâbi, où l’homme sincère se déshabille, peut-être comme jamais dans son œuvre. Politique, écologique, social, autobiographique, le recueil de poèmes ne laisse pas indifférent. Il épouse une tradition poétique où les éléments et les phénomènes du quotidien banal traversent le poète -son filtre sensible- avec ses situs drôles, dramatiques de l’époque, qui se succèdent comme les jours de l’année, et les années d’une décade.
«À deux pas de l’enfer» est un conte dantesque qui allie images angoissantes et bel hommage à la vie. Mais attention… cette peur de la modernité affichée en prologue est un prétexte -un alibi esthétique- et un fallacieux égarement pour permettre au poète de questionner l’existence, d’affronter le quotidien des mots, dans sa mémoire vacillante et, in fine, poser la trame de l’histoire autobiographique qui va nous happer, un récit personnel en calque évanescent et caché dans les poèmes.
Abdellatif Laâbi nous gratifie cette année d’une belle lecture de chevet. Parlant de sa poésie, il dit dans «À deux pas de l’enfer»: «Cette syntaxe allégrement chamboulée/ces mots d’une rareté désespérante/cette graphie où les majuscules/les virgules et les points/étaient bannis» (p.99). Le poète ressemble à un «arbre qui se dresse/on ne sait pourquoi/seul/au milieu d’une immensité désertique» (p.118).
Né à Fès en 1942, Abdellatif Laâbi a fondé en 1966 la revue Souffles qui joua un rôle considérable dans le renouvellement culturel au Maghreb. Son écriture est empreinte d’humanisme et toujours soucieuse du combat à mener pour plus de justice et plus de liberté. Il est installé en France depuis 1985. Il a reçu, entre autres récompenses, le prix Goncourt de la poésie en 2009 et le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française en 2011. Il est l’auteur notamment de 23 recueils de poésie, 6 romans et 4 pièces de théâtre.
«À deux pas de l’enfer». 150 pages. Éditions Le Castor Astral, 2024. Prix public: 160 DH.