Logée au magnifique hôtel Collot, au 25 quai Anatole-France à Paris, la Galerie Kugel est un véritable sanctuaire pour les amateurs d’art et d’antiquités. Fondée par la famille Kugel, antiquaires de renom, la galerie s’est spécialisée dans la vente d’œuvres d’art et d’objets d’exception, allant de la Renaissance à l’époque moderne. La galerie est non seulement un lieu d’exposition, mais aussi un espace de rencontre pour les collectionneurs, les historiens de l’art et les passionnés, où chaque pièce raconte une histoire unique.
En octobre 2022, j’ai eu l’opportunité de découvrir deux tableaux fascinants représentant deux ambassadeurs marocains en Angleterre, exposés à la Galerie Kugel. Ces œuvres, empreintes d’une richesse historique et culturelle, offrent un aperçu précieux des relations diplomatiques entre le Maroc et l’Angleterre au cours des siècles passés. Il s’agit de deux tableaux en demi-hauteur ou demi-taille d’environ un mètre sur un mètre et demi.
Des ambassadeurs fringants envoyés par les Sultans du Maroc à la Cour de Saint-James
Le premier tableau, attribué à Michael Dahl (1659-1743), portraitiste suédois établi à Londres, ou à son atelier, est un portrait de l’amiral Abdelkader Perez, réalisé vers 1724.
Ce tableau représente le Grand Amiral de Rabat et de Salé d’origine morisque, Hajj Abdelkader Perez, ambassadeur du Sultan Moulay Ismail auprès de la Cour de Saint James en 1723. À cette occasion, une audience lui fut accordée par le roi Georges Ier ainsi que par le Prince de Galles en août 1724. La composition de ce portrait, avec son utilisation habile des couleurs et notamment du vermillon, met en valeur la dignité et l’autorité de l’amiral, tout en soulignant son rôle dans les relations entre le Maroc et l’Angleterre. En arrière-plan sur le côté, noyés dans un clair-obscur, on aperçoit des navires de guerre livrant bataille. Par ce contraste, le peintre a peut-être voulu rappeler le passé de l’Amiral-corsaire devenu, depuis, un allié et un ami, ou bien a-t-il voulu signifier que si la guerre était loin derrière elle n’en demeurait pas moins latente. Hajj Abdelkader Perez fut ambassadeur à Londres du 16 novembre 1723 au 5 septembre 1724 puis de nouveau ambassadeur de Moulay Ali Ben Ismail auprès du roi Georges II, après avoir entretemps négocié un accord de paix avec les Provinces-Unies, durant un plus long séjour de quatre ans du 16 juillet 1737 au 3 juillet 1741 comme l’indique l’inscription sur le tableau.
Le second tableau, «Portrait de Mohammed Ben Ali Abgali», est une œuvre d’Enoch Seeman le Jeune (1694-1744), portraitiste à la cour royale, réalisée vers 1725.
Ce portrait représente Mohamed Ben Ali Abgali (ou Ben al-Ghali), qui succéda à Hajj Abdelkader Perez en tant qu’ambassadeur de Moulay Ismail en Angleterre. Ce personnage fut aussi fellow de la Royal Society, tout comme l’était aussi le célèbre ambassadeur marocain Mohamed Ben Haddou Al Attar en 1682. Il correspondait également avec Martin Folkes, le président de la Royal Society. La représentation de Ben Ali Abgali, avec ses vêtements somptueux et son air distingué, témoigne de l’importance de sa mission diplomatique et de son statut élevé dans la société anglaise de l’époque. Il fut ambassadeur à Londres du 14 août 1725 à février 1727 comme le rappelle l’inscription sur le tableau. Il existe une deuxième version de ce tableau provenant de la collection des Ducs de Richemond dans leur propriété de Goodwood House dans le Sussex. Cette version en pied de 236x145 cm, qui ne comporte toutefois aucune inscription et indication sur le personnage, fut adjugée à 400.000 euros par la maison de ventes Gros & Delettrez à Paris en 2007.
Ces deux magnifiques tableaux sont aussi des témoignages précieux aussi bien pour l’histoire diplomatique marocaine que pour la culture marocaine, vestimentaire notamment. Ces peintres avaient le souci du réalisme et le sens du détail. Les épées représentées sont les véritables épées marocaines dites «nimcha» reconnaissables à la forme unique de leurs poignées et quillons. Le caftan de l’amiral Perez et son «hzam» chamarré, rappelant la tenue «kaswat al-mahsour» et la «bad’iya» des corsaires et «barcassiers» ou bateliers de Rabat-Salé, sont ici reproduits fidèlement, de même pour le selham ou burnous de l’ambassadeur Ben Ali Abgail.
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La provenance des deux tableaux est également fascinante. Ils appartenaient à Sir Clement Cottrell (1686-1758) qui fut Maître des Cérémonies en charge de la réception et de l’accueil des ambassadeurs étrangers de 1710 à sa mort. Il put à ce titre rencontrer lui-même Hajj Abdelkader Perez comme en témoignent les registres manuscrits en possession de la famille Cottrell-Dormer. Les deux tableaux demeurèrent accrochés pendant plus de deux siècles et demi dans la maison de campagne de Sir Clement Cottrell à Rousham Park dans l’Oxfordshire, avant de passer par descendance à une collection particulière aux États-Unis en 2002. Bien qu’ils ne soient pas signés, leur qualité artistique et leur importance historique sont indéniables.
Actuellement, ces deux tableaux sont mis en vente ensemble par la Galerie Kugel depuis deux ou trois ans pour la coquette somme de 450.000 euros. Cette offre représente une occasion unique pour les collectionneurs et les passionnés d’art d’acquérir des pièces d’une telle importance historique et culturelle.
Des œuvres d’art devant être acquises prioritairement par l’État marocain
Ces deux tableaux d’ambassadeurs marocains en Angleterre ne sont pas seulement des œuvres d’art. Ils sont des témoins silencieux d’une époque où le Maroc et l’Angleterre ont tissé des liens complexes, marqués par des échanges culturels, commerciaux et politiques. La Galerie Kugel, avec son engagement envers l’excellence et la préservation du patrimoine, continue d’être un phare pour ceux qui cherchent à comprendre et à apprécier la beauté de l’art à travers les âges.
L’importance pour le Maroc de rester à l’affût des œuvres d’art et des pièces de collection en vente dans les galeries et les maisons de ventes aux enchères à Paris, dans d’autres capitales européennes et aux États-Unis est cruciale pour la préservation de son patrimoine culturel. En faisant appel à des experts marocains ou étrangers en histoire et en histoire de l’art, le Maroc peut mieux repérer ces œuvres qui retracent son histoire, notamment son histoire diplomatique. Comme le rappelait le diplomate, académicien et historien spécialiste de l’histoire diplomatique du Maroc, feu Abdelhadi Tazi, l’histoire diplomatique du Maroc et l’histoire des ambassadeurs marocains sont gardées précieusement dans les chancelleries, dans les archives et les musées en Europe et y sont, peut-être aussi, mieux préservées et considérées. C’est d’ailleurs à l’université de Birmingham qu’est conservé le célèbre portrait d’Abdelouahed Ben Messaoud Anoun, ambassadeur du Sultan Ahmed al-Mansour auprès d’Élizabeth Ière en 1600, qui inspira Othello de Shakespeare. Le tableau fut prêté au Metropolitan Museum of Art de New York (MetArt) en 2023, mais ne visita encore jamais les musées du Maroc.
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Ces pièces, qu’il s’agisse de peintures, de manuscrits, de dahirs, de poteries, de céramiques, d’armes, de corans ou d’archives diplomatiques, sont des témoins précieux de l’héritage monarchique, artistique, religieux, politique, militaire et intellectuel du pays. Il est essentiel que ces œuvres soient acquises par l’État marocain ou par des collectionneurs marocains en priorité afin d’être exposées au public, plutôt que de se retrouver dans des collections privées discrètes de particuliers étrangers, à l’abri des regards. La valorisation de ce patrimoine artistique et historique est non seulement une question de fierté nationale, mais aussi un moyen de renforcer l’identité culturelle du Maroc sur la scène internationale.
À propos de Ismael Zniber
Historien et collectionneur d’œuvres d’art spécialisé dans l’histoire monarchique et diplomatique du Maroc. Diplômé en droit public de l’université Panthéon-Assas et en histoire de la Sorbonne, ses travaux de recherche portent notamment sur l’histoire politique, intellectuelle et religieuse au Maroc et en Égypte au XIXème et au XXème siècle à travers l’étude de manuscrits arabes. En janvier 2023, Ismael Zniber est invité par l’Académie du Royaume du Maroc et l’Institut royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc (IRRHM) à intervenir au colloque international sur les relations Maroc-États-Unis à l’occasion des 80 ans de la Conférence d’Anfa. En tant que collectionneur, il a aussi collaboré avec des institutions en France et au Maroc comme la Fondation nationale des musées pour l’ouverture du musée Dar Niaba à Tanger.