Casablanca: Rachid Benzine présente son dernier roman, «L’homme qui lisait des livres»

Rachid Benzine présente son dernier roman, «L’homme qui lisait des livres», à Casablanca.

Le 12/11/2025 à 11h42

VidéoLe 11 novembre, à la librairie Porte d’Anfa, Rachid Benzine présentait à son public marocain son nouveau roman, «L’homme qui lisait des livres», qui vient de paraître aux éditions Julliard. Rencontre.

Il est 16 heures et déjà les lecteurs assidus de Rachid Benzine affluent vers la librairie Porte d’Anfa. Entre les rayons, Amina Masnaoui, la maîtresse de ces lieux conçus avec amour, accueille les uns et les autres avec chaleur. L’écrivain arrive, pris d’assaut par ses fans et la presse venue nombreuse pour recueillir les paroles de celui qui signe, avec L’Homme qui lisait des livres, un roman dont on ne sort pas indemne.

Et pour cause, cette fiction écrite comme une fable, se déroule à Gaza et scelle la rencontre d’un photographe français, Julien Desmanges, et d’un vieux libraire palestinien, Nabil El Jaber. L’un est chasseur d’images, frustré de devoir répondre à la quête de sensationnalisme et d’immédiateté dont sont friands les médias occidentaux. L’autre s’inscrit dans le temps long, celui des livres dont il est entouré, de la littérature qui incarne dans les ruines de Gaza, en cette année 2014, un pays où il trouve refuge, loin des horreurs de la guerre.

Alors que Julien Desmanges sillonne la ville fumante à la recherche d’une photo qui trouvera preneur dans la presse étrangère, un enfant blessé hurlant sa douleur face à son objectif par exemple, le photographe découvre alors au détour d’une rue une scène improbable. Une vieille librairie, sur le trottoir de laquelle s’amoncellent des livres, et au milieu d’eux, tout à sa lecture, un vieil homme. Alors qu’il tente de le photographier sans se faire surprendre afin de ne pas briser la magie du moment, le libraire découvre sa présence et l’invite alors à le rejoindre.

«Ne croyez-vous pas qu’un portrait gagne à ce qu’on connaisse ce qui est caché? (…) N’y a-t-il pas derrière tout regard une histoire? Celle d’une vie? Celle de tout un peuple parfois. Ne pensez-vous pas monsieur le photographe que vous pourriez écouter mon histoire?», lui demande-t-il. Commence alors le récit d’une vie, celle de Nabil El Jaber, qui débute en 1948, l’année de sa naissance mais aussi l’année de la Naqba qui signera le début de l’exil pour sa famille, des terres de Bilad El Cheikh, au camp de Jabaliya jusqu’à Gaza.

Le vieux libraire déroule la trame de son existence, pétrie de souffrance, d’injustices, mais aussi d’amour et d’espérance, au gré des évènements, tous associés à un auteur et à un livre. Tout au long de sa vie, les livres ont servi de refuge à Nabil El Jaber, à l’instar d’Hamlet, qui lui fera oublier les affres de la souffrance dans les entrailles d’un camp de réfugiés aux abords de Gaza. C’est là qu’il découvre le théâtre shakespearien et fait la rencontre de l’amour de sa vie. Dans la rudesse de Jabaliya où une partie de sa famille est décimée, il se compare à Job dont le livre enseigne la résignation face aux épreuves de Dieu. Mais contrairement à ce personnage de la Bible, il choisit la colère et l’indignation. Dans les prisons israéliennes où le mène sa révolte, il dévorera les livres de Soljenitsyne, Foucault, Kundera, Umberto Eco, Doris Lessing, Calviono ou encore Primo Levi. «J’ai pu lire et relire le Coran. L’ai-je compris? Rien n’est moins sûr. Et j’ai traversé cent ans de solitude», raconte-t-il à son interlocuteur.

À travers cette fiction bouleversante qui s’achève dans le sillage d’un funeste 7 octobre 2023, Rachid Benzine raconte les horreurs de la guerre, la déshumanisation d’un peuple, mais par-dessus tout, l’espoir qui perdure comme une flamme fragile, et, surplombant l’horreur, l’humanité qui se niche dans des endroits insoupçonnés, en l’occurrence, dans la littérature, ce continent sublime où les esprits s’élèvent et où la paix perdure.

«Pour moi, il était important de sortir de ce rapport à l’immédiateté du 7 octobre 2023, car il y avait globalement une injonction, une police de la pensée pour ne pas en sortir. Et dans cette guerre des narrations, on entendait souvent les récits israéliens dans les médias français. On entendait les témoignages des parents dont les enfants étaient pris en otage par le Hamas», explique Rachid Benzine pour Le360. Pour l’écrivain, il était donc normal de pouvoir entendre aussi ce type d’histoire. Car «la perspective palestinienne était globalement invisibilisée. Il y avait même une certaine politique qui interdisait d’avoir de l’empathie vis-à-vis de Gaza et des Palestiniens. Un certain nombre de manifestations étaient pratiquement interdites», rappelle-t-il.

Pour contrer la déshumanisation du débat, souvent réduit à des images, des chiffres abstraits ou des stéréotypes, Rachid Benzine a entrepris d’écrire. Un acte de révolte en soi pour contrer ce «consentement à la violence» né dans l’instant où une catégorisation des victimes est entreprise entre Palestiniens et Israéliens.

Une question s’impose pour lui: comment faire face à cette question de la déshumanisation des Palestiniens? Suivie d’une autre: comment faire face à ces récits invisibles de Palestiniens qui n’existent pas dans l’espace public? Puis d’une troisième, celle-là politique: toutes les vies sont-elles pleurables?

Pour y répondre, Rachid Benzine choisit la fiction. «En passant par la littérature, en passant par ce que j’appelle cette rhétorique du sensible au service du sens, on peut alors humaniser». De la même manière que la littérature accompagne chaque moment de la vie de Nabil El Jaber, que chaque instant de son existence constitue un chapitre du roman d’une vie meurtrie en quête de sens, Rachid Benzine choisit aussi la littérature pour répondre aux questions que se pose son personnage principal. Comment tenir face à la violence? Comment rester droit, humain? Et de chercher une réponse dans une citation de la philosophe Simone Weil, «la guerre détruit la pensée et la complexité, car elle impose une vision simpliste et réductrice du monde. En sacrifiant la pensée, la guerre sacrifie aussi la liberté, car elle prive les individus de leur capacité de réflexion critique et d’autonomie intellectuelle».

Pour Rachid Benzine, la suite des choses est implacable quand on s’inscrit dans cette logique. «Il n’y a plus d’espace de liberté pour penser. Et lorsque la liberté elle-même est sacrifiée, c’est la vérité qui est sacrifiée à son tour», explique-t-il. «J’aurais pu faire un essai, je dirais à la fois politique et philosophique, sur la question de l’effondrement, sur la question de la violence, sur un certain nombre de choses. Mais il m’a semblé qu’il fallait recréer un espace commun», conclut-il. Car à ses yeux, «la littérature permet justement cette empathie, là où le politique l’interdit aujourd’hui».

Le mot de la fin revient à la romancière arabe Sahar Khalifa, autrice de Chronique du figuier barbare, un texte écrit en territoires occupés et publié par un éditeur israélien à Jérusalem, devenu la bible de Nabil El Jaber pendant ses vingt années de prison: «Je n’ai pas pardonné, mais je sais qu’il existe des justes. Que l’impossible paix est la douleur partagée des justes des deux côtés».

Par Zineb Ibnouzahir et Sifeddine Belghiti
Le 12/11/2025 à 11h42