Dès les premières lignes, «Le coiffeur aux mains rouges» (Éditions Elyzad, janvier 2025) nous plonge dans l’urgence d’une confrontation dramatique. «Je l’ai retrouvé après une longue traque, dans une chambre, à Arcueil, sur la N20, au-dessus d’une boutique qui attendait d’être transformée en sandwicherie », déclare d’emblée le narrateur, épuisé et à bout de nerfs, sur le point d’affronter enfin l’homme qu’il poursuivait depuis des années. La tension est à son comble et donne au polar historico-politique de Kebir M. Ammi une intensité permanente. Ce face-à-face initial, aussi mystérieux qu’incisif, est l’aboutissement d’une histoire entamée vingt-cinq ans plus tôt, lors d’un drame enfoui dans la mémoire de la guerre d’Algérie.
Peu à peu, le roman dévoile l’identité de ces deux hommes que tout semble opposer mais qu’unit pourtant un lourd passé commun: le narrateur est le fils d’un bourreau de la guerre d’indépendance, tandis que l’homme traqué, Lakhdar, est le fils d’un coiffeur algérien assassiné sous ses yeux en 1962 par un militant de l’OAS (Organisation de l’Armée Secrète). Le destin a lié inexorablement leurs trajectoires: «Nous étions liés, Lakhdar et moi, et je ne le savais pas» confesse ainsi le narrateur, en découvrant rétrospectivement l’étendue de ce nœud tragique qui unit son histoire personnelle à celle de sa proie.
Le meurtre originel
L’enfant – dont le père a été égorgé à la veille de l’indépendance – est devenu un homme animé par un unique projet: venger son père de manière ritualisée. Lakhdar s’est juré de reproduire exactement le crime qu’il a subi, jusque dans le choix du lieu et du geste. «Il s’était promis de se rendre en France et de contraindre l’homme qui avait tué son père à s’asseoir sur un fauteuil de coiffeur pour l’égorger à son tour». En France, Lakhdar vit dans la peau d’«un pauvre diable qui ne laissait rien voir de l’enfer qui le tourmentait», il mène une double vie, dissimulant sous une apparence affable la flamme vengeresse qui le consume. Et il cache un secret, portant un masque impénétrable au fil des ans.

Loin de le réduire à un simple archétype du vengeur, Kebir M. Ammi dote toutefois ce personnage d’une profonde humanité. Lakhdar n’est pas qu’un homme de colère: il est aussi capable d’empathie et de bonté. On le voit par exemple «partager son pain avec les migrants de la porte de la Chapelle» et aider les plus démunis. De même, dans un paradoxe troublant, il protège avec abnégation Monsieur Dubonrepère, le vieil homme qu’il tient pourtant pour responsable de son malheur. Ces contrastes le font osciller entre la douceur et la violence contenue.
Face à lui se tient le narrateur, fils du bourreau, dont la quête se révèle progressivement tout aussi personnelle. Il porte un fardeau inverse mais symétrique: grandir dans l’ombre d’un père coupable d’atrocités. Le narrateur a découvert, on ne sait trop quand ni comment, les crimes passés de son père – ce Monsieur Dubonrepère aujourd’hui rangé, reconverti en coiffeur bienfaiteur en France. Horrifié par cette filiation monstrueuse, le narrateur a rompu tout lien avec son père: «J’avais rompu toutes les amarres et tous les ponts avec lui. […] Je m’en veux aujourd’hui de ne l’avoir pas comprise [ma mère] comme il se doit, mais il est trop tard» confie-t-il, amer, en évoquant comment sa haine du père l’a même éloigné de sa propre mère.
Il vit donc avec un double vide identitaire. Sa souffrance, opposée et pourtant comparable à celle de Lakhdar, illustre magnifiquement l’idée que «Les fils portent les plaies des pères, qu’ils soient victimes ou bourreaux». Ainsi, d’une génération à l’autre, le roman montre comment les blessures de l’Histoire se transmettent et se transforment. Leurs destins individuels condensent la mémoire douloureuse d’un peuple pris dans la tourmente coloniale.
Vengeance, pardon
Le thème, en apnée, du «Coiffeur aux mains rouges» se révèle ce dilemme, très humain, entre vengeance et pardon, et dans la possibilité de réconciliation après la violence. Si Lakhdar incarne la pulsion vengeresse, le refus obstiné d’oublier, il a choisi de payer le mal par le mal, œil pour œil, dent pour dent. En face, le narrateur, témoin des conséquences de cette spirale sanglante, s’interroge: «Peut-on prêcher le Mal pour cueillir le Bien? Peut-on réparer le Mal par le Mal?».
Ces questions que le narrateur se pose – à lui-même autant qu’au lecteur – mettent à nu l’impasse morale de la vendetta. La mémoire coloniale empoisonnée dont héritent les personnages ne trouve pas de solution évidente. Monsieur Dubonrepère lui-même a passé sa vie à tenter d’expier sa faute: «il s’est flagellé toute sa vie, il ne savait comment apaiser sa conscience». Devenu un vieil homme charitable qui accueille des migrants chez lui, Dubonrepère symbolise la possibilité d’une rédemption par le bien. Mais pour Lakhdar, aucune rédemption ne saurait suffire – seul le sang pourra laver le sang versé autrefois. Ammi évite soigneusement tout manichéisme simpliste: «Il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre» affirme le narrateur, soulignant ainsi la complexité morale de toute guerre où chacun choisit un bord. L’écrivain soulève une interrogation fondamentale et le polar se mue en une réflexion philosophique dans la guerre d4algérie est un simple décor.
Or, ici-bas, ni l’absolution ni l’expiation ne constituent des voies aisément praticables. Chaque protagoniste porte en lui une part de lumière et d’ombre. Lakhdar le justicier se rend coupable à son tour d’un meurtre horrible, tandis que Dubonrepère le criminel de guerre s’est transformé en homme bon dans son quotidien. Ce brouillage des rôles invite à dépasser les catégories figées de bourreau et victime. Ni la vengeance aveugle ni le repentir total ne triomphent sans ambiguïtés dans ce récit profondément humain. Le lecteur est confronté ainsi à un vertige éthique.
La vieille Madame Robitaille, personnage bienveillant du roman, offre une voie possible vers l’apaisement. Française rapatriée d’Algérie, Madame Robitaille est un double maternel pour Lakhdar autant que pour le narrateur. Elle a aimé autrefois un Algérien (le père de Lakhdar, également prénommé Lakhdar), tué par l’OAS, et porte donc elle aussi le deuil du conflit. Lorsque le jeune Lakhdar frappe à sa porte des années plus tard, elle croit revoir en lui le fantôme de son amour perdu: «Elle avait l’impression que le temps s’était mis à courir à rebours, il avait le même port de tête que ce garçon qui se prénommait lui aussi Lakhdar». Elle traite Lakhdar comme un fils, avec un amour débordant qui confine à la confusion entre présent et passé: «Elle se baladait sans cesse dans ses souvenirs, elle errait dans des rues blanches […] comme si le ciel chaque jour s’efforçait d’abord de poser des fleurs à chaque coin de la ville». Par son attitude, Madame Robitaille préfère la compassion au ressentiment. Elle illustre la possibilité de tourner la page sans pour autant nier le passé. Son influence sera déterminante dans la résolution du récit. En définitive, la paix l’emporte sur la guerre, et le roman est un éloge de l’humanité. Et le pardon apparaît comme le seul remède aux plaies béantes de l’Histoire.
Une structure narrative éclatée et immersive
Sur le plan de la structure, Kebir M. Ammi adopte une narration fragmentée, reflétant les brisures de la mémoire traumatique. Le roman est constamment entrecoupé de documents et de souvenirs qui viennent enrichir le puzzle. Ainsi, la lecture est rythmée par l’insertion d’extraits de journaux intimes, de lettres, de carnets de notes et même d’articles de presse fictifs. Cette fragmentation narrative épouse la manière dont fonctionne le souvenir chez les personnages: par flashbacks laconiques, par obsessions récurrentes, par trous noirs et zones d’ombre. Les aller-retours entre le passé et le présent créent une chronologie morcelée où les pièces de l’histoire se mettent en place peu à peu, un peu à la manière d’une enquête. Le lecteur est invité à reconstituer les faits en même temps que le narrateur lui-même, qui mène son enquête existentielle
Malgré la gravité du sujet – meurtres, trauma de guerre, vengeance sanglante – le style de Kebir M. Ammi se caractérise par une grande sobriété émotive et même par des envolées poétiques inattendues. La langue est fluide, douce, ce qui crée un contraste saisissant avec la violence des faits évoqués. Le narrateur s’exprime souvent d’un ton contenu, sans grands éclats de colère, comme s’il retenait en lui l’indicible. L’auteur sait aussi utiliser les silences et les blancs typographiques pour intensifier la tension. Des pauses, des paragraphes courts isolés par des sauts de ligne, viennent parfois suspendre le récit au bord de l’abîme, laissant le lecteur dans une attente presque douloureuse. Ammi parvient à doser cette tension narrative de sorte que le lecteur, tout en étant tenu en haleine comme dans un thriller, ressent également une forme de recueillement, de respect face aux souffrances évoquées. Un roman réussi. «Le coiffeur aux mains rouges» a remporté le prix Moussa Konaté à Limoges.
«Le coiffeur aux mains rouges», Kebir Mustapha Ammi, 160 pages. Éditions Elyzad, 2025. Prix public: 210 DH.








