Billet littéraire KS. Ep 54. «Anthologie des écrivains marocains de l’émigration (édition enrichie)» de Salim Jay, ou le pont de mots

Le critique et romancier Salim Jay. (Photo: Raphaël Gaillarde)

Dans sa nouvelle anthologie enrichie, Salim Jay capte l’âme plurielle d’une diaspora marocaine littéraire en constante mutation. Qu’ils soient fils d’ouvriers, romancières multilingues ou poètes de la fracture intime, ces auteurs racontent tous l’exil, la langue, la filiation et la mémoire comme autant de territoires à écrire. L’ouvrage rassemble plus de 400 pages d’extraits, de portraits et de récits d’écrivains marocains vivant hors du pays.

Le 01/08/2025 à 10h04

En 2010 paraissait la première «Anthologie des écrivains marocains de l’émigration», qui parcourait un demi-siècle de littérature de la diaspora marocaine – depuis «Les Boucs» de Driss Chraïbi (1955) jusqu’aux poèmes d’Abdel-Ilah Salhi au début du XXIème siècle. Quinze ans plus tard, Salim Jay nous offre, en 2025, une édition enrichie de cette anthologie fondatrice. L’ambition demeure inchangée: mettre en lumière la richesse et la diversité des voix marocaines de l’exil, y compris celles trop souvent négligées. Le sommaire, éclectique, juxtapose des profils et des parcours littéraires d’une extrême diversité. Salim Jay y rassemble des écrivains confirmés – des figures comme Tahar Ben Jelloun, prix Goncourt, ou les pionniers tels Driss Chraïbi – et des auteurs plus jeunes, moins attendus, issus d’horizons géographiques, linguistiques et sociaux variés.

On y croise les écrits d’une femme de ménage marocaine de banlieue parisienne devenue écrivaine (Fatima Elayoubi), ou ceux d’auteurs à l’imaginaire stupéfiant, maroco-catalan (Najat El Hachimi) ou maroco-néerlandais (Saïd El Haji). Parmi les romancières de la diaspora apparues entre-temps, l’anthologie accueille des talents comme Zineb Mekouar, Rim Battal, Samira El Ayachi ou Rania Berrada, dont les premières œuvres sont venues enrichir la littérature migrante. On y découvre également des voix singulières telles que celle de l’anthropologue Slimane Touhami, dont les souvenirs d’adolescence auprès d’ouvriers marocains dans la France rurale («Les Princes de Cocagne», 2024) ont suscité l’admiration. Cette diversité accrue confère à l’édition enrichie une résonance particulière, profondément ancrée dans l’actualité de la diaspora.

L’exil, mais la patrie dans le rétroviseur

Si l’exil est arrachement, il engendre en contrepoint une nostalgie tenace du pays. Au cœur de toute littérature de la migration se trouve l’expérience fondatrice du départ, avec son cortège d’espoirs et de douleurs. Le lecteur de cette anthologie transversale verra émerger, au fil des pages, quelques préoccupations communes. Qu’il s’agisse de l’arrachement à la terre natale, de la mémoire du pays quitté, du rêve ou du désenchantement du retour, du poids de la langue maternelle ou de l’adoption d’une langue d’accueil, de l’hybridation identitaire, de la transmission entre générations ou du sentiment d’être à cheval sur deux mondes, ces motifs irriguent nombre de textes.

Samira El Ayachi, par exemple, explore l’exil à travers l’histoire de son propre père, arrivé du Sud marocain pour travailler dans les mines du Nord de la France. Dans «Le ventre des hommes»(2021), elle évoque la trajectoire d’un homme ayant quitté Zagora «en raison de la sécheresse», et celle d’une fille qui, des années plus tard, tente de reconstituer la mémoire de cette immigration ouvrière.

D’autres textes de l’anthologie sont hantés par la mémoire de ce qui a été laissé derrière – paysages, familles, parfums, langues, rêves inachevés. Ici, un poème élégiaque; là, un récit familial; ailleurs, un simple détail sensoriel qui ranime un monde: l’odeur du cumin, une berceuse en arabe dialectal, la vision d’une rue de Fès ou d’un figuier dans le Rif. Pour beaucoup, se souvenir, c’est continuer à faire vivre le Maroc en soi. C’est aussi, parfois, conjurer le risque d’oubli chez les générations nées ailleurs. La littérature de la diaspora marocaine se fait souvent le réceptacle d’une mémoire vive, douloureuse ou idéalisée, mais toujours présente, tapie entre les lignes.

Abdellah Taïa raconte comment la nostalgie se mêle à la douleur de l’identité bivalente. Installé à Paris, il fait dialoguer dans ses romans le présent de l’exil avec le passé marocain. On pense également à Najat El Hachmi, qui dans «Le dernier patriarche» (2008), met en scène la fille d’immigrés grandissant en Catalogne: l’héritage du pays est incarné par un père autoritaire, attaché aux traditions, tandis que la fille oscille entre rejet et fascination pour ce passé familial marocain dont elle est l’héritière. La mémoire peut ainsi être conflictuelle, un fardeau autant qu’un viatique.

Salim Jay, fidèle à son propos initial, ne tombe jamais dans une vision figée de la nostalgie. Il montre, au contraire, combien la mémoire de l’exilé, travaillée par l’écriture, devient matière vivante et tremplin pour l’invention de nouveaux horizons.

Filiation et transmission: entre deux mères, entre deux mondes

L’un des aspects les plus émouvants de l’anthologie réside dans la relation entre les générations. L’émigration crée un écart entre ceux qui sont nés et ont grandi au «bled» et ceux qui voient le jour ailleurs. Dans cette distance se logent incompréhensions, drames intimes, mais aussi efforts poignants pour transmettre un héritage.

L’extrait consacré à Fatima Elayoubi est, à cet égard, d’une rare intensité. Devenue écrivaine tardivement, elle consigne dans «Prière à la lune» (2001) son expérience de mère célibataire maghrébine élevant ses enfants en France. Elle y exprime avec pudeur l’écart creusé entre elle, la mère peu lettrée venue d’ailleurs, et sa fille française d’aujourd’hui. «Il faut qu’elle soit française toute la journée, musulmane à la maison. (…) Ma fille a deux mamans», écrit-elle, consciente du double fardeau identitaire pesant sur son enfant.

Plus largement, l’anthologie parcourt une variété de figures de la filiation migrante, où les enfants, fascinés ou révoltés, cherchent dans les récits parentaux un socle à leur identité écartelée.

Langues et identités plurielles: le grand écart linguistique

L’un des traits saillants de la diaspora marocaine est sa diversité linguistique. Les écrivains de l’émigration s’expriment dans une pluralité de langues: français, espagnol, néerlandais, anglais, italien, catalan, allemand… L’anthologie de Salim Jay reflète cette tour de Babel littéraire.

Cette dispersion soulève une question centrale: quelle est la langue de l’exilé? Doit-il garder la sienne, adopter celle du pays d’accueil, les combiner? Et qu’advient-il de la «littérature marocaine» lorsqu’elle s’écrit dans d’autres idiomes que l’arabe ou le français traditionnellement associés au pays?

Plusieurs contributions abordent explicitement cette problématique. C’est le cas d’Abdelkader Benali ou de Hafid Bouazza, que Salim Jay célèbre pour leurs œuvres en néerlandais. Samira El Ayachi s’interroge avec ironie: «Lorsqu’on s’exile, on peut laisser beaucoup de choses derrière soi, mais pas sa langue (…) Hannah ne parle que le français, son père, lui, parle principalement l’arabe. Peut-être que du point de vue du père, c’est sa fille qui est analphabète, car elle ne parle ni n’écrit l’arabe littéraire» («Le ventre des hommes», 2021).

Pour beaucoup, la langue intérieure reste le darija ou l’amazigh, tandis que la langue sociale dans le pays d’accueil est le français, le néerlandais, etc. Il en résulte un bilinguisme – voire un trilinguisme – vécu comme une richesse, mais aussi parfois comme une fracture.

Il n’y a pas une manière d’être écrivain marocain à l’étranger, mais bien plusieurs. Et c’est cette pluralité mouvante, vivante, que Salim Jay embrasse avec justesse dans cette anthologie-refuge.

«Anthologie des écrivains marocains de l’émigration (édition enrichie)», Salim Jay, 404 pages. La Croisée des chemins/CCME, 2025. Prix public: 130 DHS.

Par Karim Serraj
Le 01/08/2025 à 10h04