«Dans les temps obscurs, chantera‑t‑on aussi? Oui, il y aura aussi des chants. Des chants sur les temps obscurs». Cette citation de Brecht, qu’Iman Humaydane place en épigraphe de «Chansons pour les ténèbres», suffit à définir l’élan de son roman: faire entendre, dans la nuit des catastrophes, la note obstinée des voix féminines. De 1905 à 1982, quatre générations de Libanaises affrontent guerres, exils, famines ou trahisons. Pourtant, ce livre n’est pas une fresque historique; c’est une polyphonie intime où chaque femme explore sa propre façon de survivre. On découvre d’abord Asmahan, la narratrice, à travers une lettre qu’elle adresse à une amie – dévoilant sa vie personnelle et ses conflits avec une société traditionaliste – puis le roman nous ramène au début du siècle pour déployer la saga de la famille Al-Dali.
Cette famille est au cœur du livre, incarnant la condition féminine sur quatre générations. La figure centrale en est Shahira, l’arrière-grand-mère, à qui Humaydane consacre une large part du récit. Véritable matriarche rappelant le personnage d’Ursula Buendía de «Cent ans de solitude», Shahira porte à bout de bras la survie de son foyer en défiant la nature et le destin: elle gère l’économie domestique malgré la pauvreté et la sécheresse, lutte sans relâche contre la misère et «le monde des hommes» qui l’entoure. Shahira adopte une philosophie de la ruse: «contourner la vie quand on ne peut la changer».
C’est ainsi qu’elle trouve refuge dans le chant et la musique, qui expriment sa relation au monde. Ses chansons «illuminent l’obscurité de l’existence et la noirceur des jours» évoquées par le titre du roman, et lorsque les larmes ne suffisent plus pour évacuer son chagrin, c’est l’émotion du chant qui prend le relais de la douleur débordant de sa poitrine. La musique, alliant douceur et souffrance, lui permet d’affronter indirectement un sort auquel elle ne peut résister de front: Shahira «contourne» le désespoir avec intelligence, et continue de bâtir sa vie grâce à son inépuisable don maternel et affectif.
Yasmeen, brève étincelle, et Laila, la Bovary libanaise
Vient l’histoire de Yasmeen. Celle-ci reproduit le schéma de sa mère en se mariant très jeune, sans même comprendre la vie. Elle aussi est brisée par le destin: victime d’ignorance, elle meurt en couches faute d’avoir pu accoucher à l’hôpital dans de bonnes conditions. Yasmeen disparaît donc prématurément, le jour même où elle donne naissance à Laila, la troisième génération de femmes Al-Dali. Laila, quant à elle, grandit durant les années 1940-50. Elle bénéficie d’une éducation de base qui éveille sa conscience – au contact des idées politiques qui bouillonnent autour d’elle et grâce à sa relation avec son cousin Youssef, étudiant engagé. Celui-ci, malgré ses discours progressistes sur la liberté et la politique, l’abandonne et se révèle prisonnier des contradictions d’une mentalité caduque.
Laila est décrite comme une lectrice avide qui se réfugie dans les romans pour échapper à la dureté du réel. Une sorte de Madame Bovary libanaise. Elle dévore notamment des classiques comme «Le Prophète», «Anna Karénine» ou «Jane Eyre» – des lectures qui nourrissent son imaginaire et son besoin d’amour absolu. La désillusion de Laila la précipite dans les filets d’un mariage traditionnel arrangé par sa famille, censé préserver l’honneur et la stabilité sociale. Cette union forcée n’aboutit qu’à davantage de douleur et de solitude pour Laila: celle qui fut une jeune femme rayonnante et éprise de liberté finit «dans une perdition silencieuse», s’enfonçant dans l’isolement au point que sa famille ne remarque même pas son mal-être… jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse un jour sans laisser de trace. En effet, Laila «a vécu sa vie dans les romans, puis a disparu comme un grain de sel dans la mer», raconte sa fille.
Laila tient un journal intime où elle consigne ses pensées, lui donnant la «force de continuer puis de partir». À travers ce journal, sa voix se fait entendre directement dans le récit, nous dévoilant son for intérieur. Elle dira de son mari: «Lui chassait sa peur de la mort par le sexe, tandis que moi je combats la mort par l’écriture. » Cette confidence révèle comment Laila investit l’écriture d’une fonction de survie, de résistance à la mortalité, analogue au rôle du chant pour Shahira. Écrire, pour Laila, revient à conjurer le néant qui la menace.
Asmahan, mémoire insurgée
Dernière héritière, Asmahan naît dans les années 1960; des études supérieures et un travail la placent à mi‑chemin entre tradition et modernité. Un mariage d’amour lui semble, un instant, ouvrir une ère nouvelle. Lorsque son mari Mazen la trompe, elle exige le divorce et se heurte au même arsenal juridique que ses aïeules; l’homme «libéré» mobilise les lois pour lui arracher la garde de leur fils. Réduite à l’exil new‑yorkais avec sa fille, Asmahan comprend que «la réalité de la femme n’avance pas pour autant». C’est alors qu’elle rassemble la saga familiale: «La femme est le miroir du temps (…) la mort, c’est la mort de la parole». Écrire devient pour elle un acte de rébellion; elle reformule à sa façon la devise ancestrale: «en des jours sombres, l’art tout comme la littérature deviennent un acte de résistance. Le chant, en ce sens, est une expression de résistance, semblable à l’écriture en tant qu’acte de résistance et affirmation de l’existence».
«Pourquoi notre pays?»: l’Histoire au tamis de l’intime
Par la trajectoire de ces quatre héroïnes, Humaydane dresse un constat sans concession. Le mariage, censé être un accomplissement pour les femmes, ne leur a apporté ici ni épanouissement affectif ni relation égalitaire. Et malgré un progrès apparent à travers les générations (éducation, travail), dès qu’elles gagnent en autonomie, les femmes se heurtent encore aux lois et coutumes qui les bafouent. Le roman brille par l’absence quasi totale de figures masculines positives – un parti pris qui peint les hommes soit comme faibles et effacés, soit comme despotiques et ignobles. C’est dire si l’univers de «Chansons pour les ténèbres» est dominé par la perspective féminine: l’ensemble du récit offre une sorte de chœur de femmes, victimes chacune à leur manière de la violence de l’Histoire, mais qui trouvent aussi en elles la force de survivre.
Les grands faits historiques (les guerres, l’exil, les famines…) ne sont jamais décrits pour eux-mêmes, mais filtrés à travers l’expérience des personnages. «Pourquoi nous? Pourquoi notre pays? Comment nos rêves s’évaporent-ils?» s’interroge l’auteure en toile de fond. Le roman montre comment les conflits et crises successives ont modelé les destinées individuelles: guerres et occupations provoquent l’exode, détruisent le lien social et jusqu’aux lieux de vie (villages désertés, familles dispersées). Face à ce chaos, les héroïnes d’Humaydane tantôt plient, tantôt résistent. Certaines partent en exil, d’autres sombrent dans la folie ou la résignation… Toutes portent les stigmates de l’Histoire dans leur chair. Asmahan résume ainsi le sort tragique de ses aïeules d’une phrase lapidaire : «Ainsi sont les femmes de la famille Al-Dali: nous partons, ou nous nous taisons, ou nous devenons folles, ou tout simplement nous mourons avant l’heure, telles des fleurs de cerisier.» Ce passage où Asmahan énumère les tragédies de ses ancêtres sonne comme un constat d’échec intergénérationnel. Chaque femme de la lignée a été brisée trop tôt avant d’avoir pu s’épanouir pleinement. En donnant la voix à Asmahan, la dernière survivante du clan, le roman cherche justement à briser ce cycle du silence et de l’oubli.
Un récit polyphonique au style sobre
Sur le plan formel, «Chansons pour les ténèbres» se distingue par sa construction narrative fluide et plurielle. Humaydane adopte une structure polyphonique: bien qu’Asmahan soit la narratrice principale qui compile l’histoire familiale, le roman intègre d’autres voix par divers procédés. On y trouve des lettres (comme la lettre d’Asmahan à son amie Wida qui sert de prologue), des extraits de journaux intimes (les carnets de Laila), des dialogues rapportés, et même les paroles des chansons de Shahira insérées çà et là. L’auteure alterne ainsi les voix multiples, créant un effet de mosaïque de points de vue. Cette approche épouse le propos du livre: recueillir la parole de plusieurs femmes à travers le temps. Le lecteur est amené à recoller les morceaux de la saga au fur et à mesure, ce qui rend la lecture immersive et engageante. Chaque héroïne possède sa voix propre et son mode d’expression, ce qui rend le portrait de groupe vivant et nuancé. Cette polyphonie maîtrisée, alliée à une langue simple et limpide, fait de Chansons pour les ténèbres un récit accessible et prenant, sans sacrifier la profondeur de l’analyse sociale et psychologique.
Sur l’auteure
Issue de la communauté druze, Iman Humaydane a connu la guerre civile du Liban (1975-1990) dont son village a souffert directement. Rédigée en langue arabe, son œuvre, saluée par la critique, est traduite en plusieurs langues. On lui doit notamment aux éditions Verticales/Gallimard: «Ville à vif» (2004), «D’autres vies» (2012) ou encore «Cinquante grammes de paradis» (2017). Humaydane s’est affirmée comme une voix importante de la littérature libanaise contemporaine, centrée sur l’expérience des femmes et la mémoire de la guerre.
«Chanson pour les ténèbres», de Iman Humaydane, Verticales/Gallimard, à paraitre en octobre 2025. Traduit de l’arabe par Marianne Babut.








