«Percussions», d’Angelo Bayock, est un long chandail effiloché de bourres de délirium et de ouates poétiques. C’est une œuvre rare, presque expérimentale où l’écriture se veut psychotique. Délibérément, j’entends. Pour nous faire basculer, nous, lecteurs innocents, dans la névrose sanguinolente des guerres civiles. Peu de romans osent s’aventurer sur les plates-bandes inexplorées des sentiments humains cruels et morbides. Ces auteurs sont précieux bien qu’en marge de la société. Tel Prométhée, des voleurs de feu se sacrifient toujours sans retour du voyage pénible, simulent la folie dans leurs textes, ou la fréquentent malgré eux. Nous sommes dans une Afrique moderne, dévastée par la guerre et «l’aube ne promet rien ici», que des «champs floutés dans le lointain» avenir incertain comme la «brume» (p.9), un no man’s land où les plus simples émotions ont disparu définitivement et tout se mélange: lumière et obscurité, réalité et fantasmagorie. Si la mort est une couleur «blanche» comme le soleil, la démence des êtres humains est une filiation indifférente «des animaux nocturnes qui regagnent leur tanière» (p.9).
Un conflit armé se déroule depuis 2017 dans les deux régions anglophones du Cameroun, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, opposant le gouvernement à divers groupes séparatistes. La guerre a engendré des monstres fabuleux dans «Percussions», des personnages qui témoignent d’une longue et infernale descente subhumaine. Cette guerre nous la vivrons par procuration à travers un petit village qui verse dans la folie et l’irréel. Ahurissant. Huit narrateurs se relaient pour narrer l’indicible. Ils ont pour identité l’anonymat du statut social. Il y a un père de famille qui perd progressivement la raison, sa femme au bord de la démence également qui a des pulsions infanticides, et leur fils adolescent tourmenté par sa liaison avec une femme mariée. De l’autre côté du village qui bascule dans la dépravation, leurs voisins: un professeur à la retraite, solitaire et incestueux vivant avec son fils qui aspire à décamper et vivre libre. Et, au milieu de ces histoires qui s’entrelacent et composent le récit magistral, une forêt énigmatique où se greffent souvenirs latents de guerre et errance obsessionnelle. À tour de rôle, ils expriment leurs pensées les plus intimes et innommables. Aucun n’est sorti indemne de la tragédie civile. Ainsi le Père confie: «je suis un déséquilibré, parce que je passe ma vie à chercher à marcher normalement», convaincu d’avoir «une meute de chiens noirs à (s)es trousses» et risquer de «finir en lambeaux dans la seconde». (p.10). Sa femme Ève et son fils Adam (symbolisant la fin de l’humanité, et non plus son début) vivent dans une maisonnette entourée de «phalènes», elle «en nuisette et lui ne porte qu’un caleçon» (p.9), comme les premiers êtres humains sur terre.
La forêt qui enrobe les personnages est un appel incessant dans le roman. On comprendra rapidement pourquoi. Le Père par exemple refuse de prendre un bain pour ne pas se «défaire de l’odeur de la forêt» (p.11). Là-bas, des choses terribles se sont déroulées. Le jeune homme est plein de souvenirs dont il veut se défaire. Mais ces derniers collent à sa peau et l’entraînent dans une violence contagieuse, toujours là après les carnages, dans sa tête d’homme malade. Sa femme sombre aussi dans la violence et la substantifique folie, répète «qu’elle aime qu’on ait maintenu une certaine civilité en dépit de la haine» (p.11) et semble attirée par la destruction de toute chose, sa famille, son enfant…
Ce même père de famille qui semble regretter le chaos permissif de la forêt et trompe son ennui dans les jeux de télé-réalités captés depuis l’Europe, une autre allégorie des rites de guerre de dimension naturelle, «affalé sur le canapé, plusieurs à la suite sur des chaînes différentes en achevant les restes du dîner de la veille». (p.15). Sa vie est réduite à un battement pulsionnel, il se «masturbe (…) comme avec un fusil braqué», «jouit» et roule dans «un coma profond». Des émissions «huis clos à ciel ouvert où une bande de jeunes gens s’affrontent et se sacrifient les uns les autres comme dans une espèce de rite tribal ancien» (p.16). Une télé-réalité de la guerre civile en Afrique. Degré zéro de la réflexion. La pulsion de mort, celle du sexe, celle du plaisir, celle de la nourriture. Rien d’autre.
Un autre personnage épique est le Fils, qui somme toute ressemble à son père dans la psychose ambiante. Il pense «être (le père) dans le passé venu réclamer des explications pour le merdier fait de sa vie» (p.16). Il est tenté de se défenestrer. Il écrit dans un état second (comme tous les personnages de ce roman mystérieux): «D’ailleurs je n’ai connu que ça toute ma vie, l’envie d’y mettre fin. De disparaître. (…) une impulsion de plus en plus ardue d’étouffer» (p.17)
Il y a le Professeur âgé de 70 ans, père aussi d’un enfant dont finalement il ne veut pas assumer la paternité, et dont «la souffrance le rassure, lui change les idées, elle seule parvient à occire l’araignée à (s)on plafond» (p.27).
Citons une quatrième narratrice dans ce livre-choc: la Mère. Elle est incapable d’aimer, tout comme les autres personnages vidés de tout substrat humain. «Ma jalousie a fini par éclipser l’infatuation. L’ai-je un jour aimé? Cette illumination vint trop tard. J’étais déjà à mon neuvième mois et je m’enfermais dans la salle de bain pour mâcher les éclats d’un vase tout neuf que j’avais jeté contre le mur». Elle en arrive à accomplir des actes maléfiques comme «abandonner le bébé et aller faire un tour en voiture.» (p.91)
Ainsi défilent des tableaux de la folie sociale et des monologues de guerre. Il n’y a pas d’épilogue heureux, mais une dégradation méthodique des sentiments humains et de la raison dans ce livre indescriptible. Cet avant-goût de «Percussions» devrait rebuter beaucoup de lecteurs. Une lecture difficile, pesante, qui conduit au cœur des pires tourments humains. Pourtant, au-delà du bien et du mal, Angelo Bayock aura réussi un coup de force littéraire: restituer la psyché profonde de ces personnages, au plus près des massacres commis et des troubles individuels qui finissent dans le dérèglement des sens et l’aliénation mentale. Il n’y a plus de filiation ni famille, mais une chute vertigineuse dans le tragique. On en sort autre à la dernière page, avec des semblants de plis de vécus empathiques. Dans de courts chapitres, ce roman de 290 pages restitue un pan de l’histoire africaine et arrive à retenir le flot de la pathologie guerrière qui submerge les personnages. Les phrases sont belles et pures, le style maniéré et incandescent interpelle le lecteur, sonne la naissance d’un grand auteur africain. Angelo Bayock vit à Douala. «Percussions» est son premier roman.
«Percussions», 290 pages. Éditions La Croisée des chemins, Collection «Sembura», 2023. Prix public: 100 DH.