Depuis onze jours, sur les écrans télévisés qui assurent à longueur de journée la couverture médiatique du conflit russo-ukrainien d’un point de vue européen, on assiste à un véritable élan de solidarité envers les Ukrainiens qui fuient leur pays, accueillis à bras ouverts par les pays de l’Union européenne, dont ils ne font pourtant pas partie.
«Ils sont les bienvenus!», «bien sûr qu’il faut les accueillir!», «ils sont Européens comme nous (ou presque)», affirment avec véhémence politiques, experts, chroniqueurs et candidats à la présidentielle française tous bords confondus. On multiplie les appels aux dons, on offre des logements, on compatit, on aide à tour de bras et on manifeste en agitant des drapeaux jaunes et bleus… Cette générosité à toute épreuve, cette humanité au grand cœur qu’on pensait bel et bien enterrée et qui suinte de nos écrans nous ferait presque verser une petite larme, oui presque.
Car pendant ce temps-là, on assiste sur les réseaux sociaux à un tout autre genre de scènes, bien loin de l’image lisse d’une charité chrétienne dégoulinante de bonté. Alors que les Ukrainiens, blancs il convient de le préciser, fuient leur pays avec la promesse d’autres horizons accueillants, les ressortissants africains, arabes et ceux en général dont la couleur de peau témoigne de leur appartenance à l’hémisphère sud, sont quant à eux traités de manière inhumaine.
Interdits de monter dans les trains en partance pour la Pologne, bloqués à la frontière, parqués derrière des grilles, agglutinés sur les quais des gares, menacés par les armes des soldats, forcés de marcher dans le froid et la neige faute de moyens de transports, insultés… Voilà le traitement qui est réservé aux Africains résidant en Ukraine, parmi lesquels des étudiants mais aussi des familles, des mères et de tout petits enfants. Sous le hashtag #AfricansinUkraine, les vidéos qui relayent ces scènes de racisme ignoble circulent en masse, les témoignages abondent… Et tout d’un coup, la nausée nous prend devant tant d’horreur et de cruauté.
L’Union européenne a beau crier à la désinformation des médias africains, et affirmer qu’il s’agit de cas isolés, les témoignages sont là, bien trop nombreux pour attester de faits récurrents et d’un triage structurellement décomplexé.
Dans les médias mainstream français, où la menace de l’islam et des migrants a été remplacée par la compassion pour l’Ukraine mais surtout la crainte d’une guerre nucléaire, on évoque à peine, de-ci de-là, ce véritable tri ethnique opéré aux portes de l’Europe. Montrer l’autre visage de la victime qui se transforme en bourreau envers des ressortissants étrangers de couleur, ça n’arrangerait pas le récit médiatique que l’on construit autour de cette guerre. Alors on tourne la tête, on regarde ailleurs, on change de sujet… Car après tout, ces gens qu’on empêche de quitter l’Ukraine, on n’en veut pas non plus en France. Par contre, en Ukraine, on en veut bien quand il s’agit de les enrôler dans l’armée pour combattre la Russie… Voilà à quoi nous en sommes réduits aujourd’hui, nous autres Africains, à de la chair à canon.
Puis, une voix parmi tant d’autres s’élève, en France en l’occurrence, et nous rappelle à la réalité, comme une gifle qu’on nous assène pour nous réveiller de notre torpeur. Cette voix qui dit tout haut ce qui n’ose se concevoir, c’est celle de Jean-Louis Bourlanges, député Modem et président de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale. Questionné au sujet de ces Ukrainiens qui affluent vers la France et de l’accueil qui doit leur être réservé, celui-ci a expliqué, rassurant, que «ce seront des intellectuels, et pas seulement, (…) on aura une immigration de grande qualité dont on pourra tirer profit».
La messe est dite, la migration Sud-Nord sera toujours porteuse de stéréotypes. On aura beau fournir l’Europe et l’Occident en médecins, ingénieurs, informaticiens et autres brillantes vocations, au dépens du développement de nos pays appauvris par cette fuite des cerveaux, nous ne serons jamais, nous autres Africains, considérés comme une migration «de qualité».
Alors si ce conflit oppose aujourd’hui l’Est à l’Ouest avec des enjeux de domination et de recherches d’alternatives aux plateformes économiques et financières occidentales qui vont nous basculer dans le monde d’après, il est aussi en passe de renforcer une cassure de plus en plus difficile à combler entre le Nord et le Sud.
R.I.P le rêve occidental et les promesses d’un ailleurs idyllique. A nos institutions de jouer désormais leur rôle pour nous permettre de nous épanouir, sans pour autant que cela implique de partir, et d’associer le rêve à notre pays.